TEST
Thief, l'ombre d'un doute ?
Thief. Reboot. Associer ces deux mots donne le vertige à ceux qui ont connu cet âge où les joueurs étaient prêts à passer de longues heures à expérimenter un gameplay qui requérait autant de patience que de persévérance. Alors qu’aujourd’hui le joueur cible se repaît volontiers de jeux linéaires au gameplay superficiel, soutenu par une narration étouffante et clinquante, on s’imagine bien qu’Eidos Montréal ait eu besoin de s’y reprendre à plusieurs fois avant de sortir le Garrett cuvée 2014. Coup de projecteur sur l’homme qui aime tant les ombres.
Je vous ai compris
L’une des lignes de force de ce reboot, c’est qu’il n’y a pas qu’un seul Garrett : il y en a un pour chacun d’entre nous. Vous choisirez le vôtre, et avec lui vous jouerez à votre propre Thief. Paradoxalement, malgré le fait que votre Garrett et le mien seront identiques à quelques améliorations secondaires près, il y a de grandes chances que votre expérience soit très différente de la mienne. Dans un jeu d’infiltration avec autant de liberté de paramétrage, la façon de jouer va se retrouver au cœur des impressions et ce test aurait été totalement différent si j’avais paramétré les choses autrement ou voulu jouer un autre Garrett.À mes yeux, le gameplay de Thief a une noblesse et une pureté qui devaient être préservées, j’espérais donc pouvoir désactiver le plus de choses possible. Pas question d’utiliser la concentration, ce cheat mode qui permet de mettre en surbrillance tous les éléments de décor avec lesquels Garrett peut interagir et dessine les pas des gardes au sol. Je voulais une IA intraitable, parce que j’aime me retrouver dans des situations qui vont m’imposer d’observer patiemment leurs allées et venues, tenter quelque chose, échouer, recharger et essayer autre chose. Par ailleurs, Garrett n’a jamais été un assassin pour moi, je ne voulais donc pas l’encourager à tuer qui que ce soit.
À mon grand étonnement, les développeurs m’ont permis de faire tout cela, et plus encore. Thief possède 3 niveaux de difficulté, ainsi qu’un mode personnalisable qui permet d’affiner sa configuration. Je suis parti sur une base de difficulté Maître (IA redoutable, ressources et améliorations chères, jauge de concentration qui se vide plus vite), à laquelle j’ai apporté quelques modifications : pas de concentration, neutralisations furtives uniquement, flèches “furtives” uniquement, pas de soins ni de régénération de concentration, aucun dégât, personne d’assommé et reload nécessaire si Garrett a mis quelqu’un en alerte. Les plus velus pourront également opter pour la permadeath, désactiver les sauvegardes manuelles, retirer le réticule de visée ou encore ralentir les mouvements de notre homme des ombres.
C’est déjà considérable, mais c’est loin d’être terminé. Une fois la partie lancée, on peut retirer du HUD toutes les informations qu’on ne souhaite pas avoir sous le nez : exit les jauges de vie et concentration, la mini carte, ces aides visuelles qui s’activent à proximité d’un élément dynamique et qui trahiraient l’emplacement d’un levier caché ou d’une richesse à dérober, et j’ai même retiré l’équivalent de l’ancienne gemme, témoin de visibilité lumière/ombre qui n’a plus autant d’intérêt qu’avant. J’ai également décidé de retirer les monologues audio de Garrett, craignant que les développeurs les aient utilisés pour donner des indices trahissant la présence d’éléments de level design avant que je ne les découvre. Dépouillé de tous ces artifices contemporains, mon Garrett était libre et l’aventure pouvait commencer.
City Life
Et précisément elle commence avec un tutoriel scénarisé mené tambour battant par Erin, une ancienne connaissance de Garrett qui pratique elle aussi les emprunts à très long terme et qui se prend un peu pour la huitième merveille du monde. On a à peine le temps de prendre contact avec quelques-uns des éléments de gameplay présentés dans ce niveau d’introduction, qu’une cutscene nous débarrasse de ce personnage encombrant qui nous a fait craindre un instant qu’une idylle allait être au cœur du scénario. On a échappé au pire, mais pas certain qu’on y gagne vraiment au change : l’histoire est particulièrement confuse et on va devoir subir acrobaties scénaristiques, personnages caricaturaux et faux retournements pendant tout le long des 8 chapitres qui la composent.Le scénario est sans intérêt mais les environnements visités par notre monte-en-l’air fourmillent de petits détails qui parviennent à donner un peu plus de corps à l’ensemble. Comme dans les précédents opus, on entend ainsi des gardes échanger dans un argot inventé à propos de leur triste condition ou des évènements politiques se déroulant dans la Cité, et il n’est pas rare qu’en passant près d’un taudis mal famé dans un quartier sombre on entende ses occupants parler de telle ou telle richesse secrètement convoitée. De nombreux documents qu’on peut parcourir dans une interface sobre mais sans âme sont également éparpillés ça et là, et tout ce matériau éparse décrit globalement bien mieux l’ambiance pesante qui règne sur les lieux que les clichés éculés de super méchants archétypiques qu’on s’est senti obligé de nous coller.
Une fois terminé le premier chapitre, qui tient lieu de fin d’introduction, on arrive enfin dans le cœur de la ville et plus précisément dans l’antre de Garrett, le beffroi. C’est le moment de s’attarder un peu sur les choix d’Eidos Montréal quant à l’articulation des différentes activités auxquelles ont va pouvoir prendre part, choix qui s’accordent très bien à la philosophie du titre. La Cité, métropole steampunk dans laquelle se déroule ce Thief, tout comme ses prédécesseurs, fait office de hub central qu’on va devoir physiquement parcourir pour lancer soit un chapitre, soit l’une des 6 missions annexes réparties dans 2 séries, soit l’un des petits jobs que notre ami Basso va nous confier, ou enfin l'exploration libre de l’intérieur de certaines demeures pour s’enrichir aux dépends d’autrui.
Cette articulation en cascade (chapitre, missions, petits jobs, exploration libre), s’accompagne de variations dans la conception des niveaux associés : ceux des chapitres sont en général très longs avec un level design plus fouillé et de confortables possibilités d’exploration. Les missions sont plus compactes et les développeurs en ont profité pour expérimenter quelques variations de gameplay plutôt réussies. Les petits jobs se réduisent souvent à une ou deux pièces à explorer sans difficulté particulière, si ce n’est localiser l’entrée parfois délicieusement inaccessible. On regrette sincèrement pour l’immersion du titre que la vingtaine de jobs que notre ami Basso nous propose soit froidement affichée sous la forme d'une liste dans l'interface et n’ait pas plutôt été reliée à ces dialogues évoqués précédemment, trop vagues en l’état pour nous mettre sur la piste et parlant pourtant bien souvent d’objets précieux à dérober.
La Cité est en effet découpée en quartiers. Si on apprécie le fait qu’on a souvent plusieurs façons de passer d’une zone à l’autre (en général au sol ou via les toits/intérieurs de maisons), ce découpage n’est tout de même pas très heureux. Lorsque l’on découvre la ville, il rajoute une surcouche de complexité qui brouille notre orientation, déjà rendue malaisée par une carte minimaliste bien peu pratique. Quand on commence à connaître assez bien les différentes articulations entre les quartiers et qu’on utilise essentiellement les toits pour se déplacer, la dimension relativement modeste de ces zones provoque des ruptures assez pénibles qui brident le plaisir qu’on peut avoir à voler d’un surplomb à un balcon avant de se lancer dans une course folle par-dessus la ville endormie.
Pimp my stealth
Aussi bien pensé que soit le système de HUB malgré ce défaut, Thief, c’est avant tout un gameplay d’inflitration bien spécifique et c’est évidemment sur ce point qu’on espérait que nos cousins Québécois se soient surpassés. Énumérons dans un premier temps les compétences natives de notre master thief, puisque Garrett a accès dès le début de la partie à quasiment toute la boîte à outils du bon petit fureteur. On dispose pour commencer de très nombreux modes de déplacement : tout d’abord la course (très rapide, très bruyant) et le mode rush (rapide, peu bruyant), sorte de sprint sur quelques mètres qui permet de passer rapidement d’une ombre à l’autre ou encore d’accélérer les déplacements dans les zones sans danger, sachant que ces deux modes de déplacement essoufflent Garrett. On a ensuite la marche (vitesse normale, bruyant localement) et le déplacement agenouillé (lent, discret), qui impose au célèbre voleur de s’équilibrer en mettant ses mains vers l’avant. Enfin, on dispose d’un mode de déplacement furtif (très lent, très discret), qu’on peut également associer au mode agenouillé (extrêmement lent, très très discret). Dans la pratique, on passe de façon très fluide d’un mode à l’autre et on sent qu’Eidos Montréal a particulièrement soigné cet élément du gameplay.Bien que le bruit soit déjà une composante du déplacement, la licence nous avait habitués à ce que chaque matériau ait son propre capital bruit : marcher sur des dalles en pierre faisait par exemple plus de bruit que courir sur des tapis. On retrouve cette idée dans Thief, mais elle ne semble pas avoir un impact aussi important : pierre, bois, tapis, tuiles ou flaques d’eau ont bel et bien leur propre son mais la vitesse de déplacement semble avoir bien plus d’importance que la nature du sol. En revanche, vous tomberez souvent sur du verre brisé, élément de gameplay sonore particulièrement vicieux qui va imposer la plus grande prudence : le mode rush fait moins de bruit que la marche normale, quant au mode furtif agenouillé il permettra d’être quasiment indétectable, mais sa lenteur compliquera la gestion de l’obstacle s’il est sur le chemin d’un garde, nous invitant souvent à chercher une voie alternative.
Autre élément de gameplay introduit par Eidos : les animaux. Certains gardes en extérieur sont accompagnés d’un chien qui est en cage mais sent notre présence et se met à grogner si on s’en approche trop. On a alors quelques secondes pour s’en éloigner, faute de quoi il se mettra à aboyer et alertera les gardes. Plus pernicieux, les oiseaux qui sont en intérieur et qui vont se mettre à paniquer si on passe trop près de leur cage en mode rush. On les remarque souvent quand il est déjà trop tard, et les développeurs ont poussé le vice jusqu’à mettre des cages vides ici et là, ce dont on ne se rend compte que lorsqu’on est assez près.
Évidemment, le mécanisme lumière/ombres est toujours là, à ceci près que les gardes nous détectent maintenant si on est très près d’eux, même si on est dans les ombres. Plusieurs sources de lumières viennent nous compliquer la tâche : les bougies qu’on peut éteindre lorsqu’on arrive à proximité, les torches et petits brasiers qu’on peut éteindre avec une flèche à eau ou encore les lumières équipées d’un interrupteur qu’on peut éteindre si on le trouve. Plus gênantes, certaines sources de lumière sont impossibles à éteindre, comme les grands brasiers, les lampadaires, les feux de cheminée ou les lumières sans interrupteur, et elles vont imposer la plus grande prudence lorsqu’il faudra traverser un passage à découvert.
Côté gardes, c’est à la fois assez classique et raisonnablement varié : gardes statiques, gardes qui font des rondes, gardes qui roupillent près d’une cage à oiseau, le tout avec des recoupements dans leurs zones de visibilité qui font qu’on doit observer leur mouvement pour choisir le meilleur moment pour passer inaperçu, en distrayant un garde le cas échéant. Signalons d’ailleurs qu’il n’est pas rare qu’après avoir éteint une source de lumière on ait la désagréable surprise de voir un garde s’en approcher pour la rallumer. On notera également dans certains chapitres que les gardes ont des phases et qu’ils changent de comportement dynamiquement : même si on n’a pas été détecté, le jeu redistribue les cartes pour nous proposer un nouveau challenge, fait appréciable lorsqu’on doit par exemple procéder à une exfiltration. Malheureusement, ce système semble avoir posé un sérieux défi technique et il n’est pas rare que des gardes se perdent un peu dans leurs routines de déplacement, comme on le découvrira à nos dépends en enchaînant quicksave et quickload pour se rendre compte qu’un des gardes a été repositionné au chargement.
Le Grand Architecte
On dispose donc d’une panoplie plus que satisfaisante d’éléments de furtivité, mais encore faut-il combiner cela à une science avancée du level design, cette vieille discipline piétinée par la linéarité qui s’est imposée dans les titres à gros budget depuis quelques années. Thief s’en tire globalement bien, même si certains niveaux sont un peu paresseux dans ce registre et qu’on a parfois le sentiment de voir des alternatives stealth parachutées ici et là qui viennent se brocher sur l’approche directe. Oui, on peut faire tout le jeu sans être détecté en empruntant des chemins détournés bien intégrés à l’architecture, mais le spectre de la linéarité hante parfois certains lieux, imposant un sens de progression et allant parfois jusqu’à scinder un chapitre en zones, sans possibilité de revenir dans celles précédemment traversées.Pour importante qu’elle soit, l’architecture des lieux permettant la présence de multiples approches n’est cependant qu’une des composantes du level design, l’autre étant l’occupation de cet espace. Les développeurs ont su trouver un bon équilibre et donner du rythme à l’expérience de jeu, entre phases d’infiltration délicates et passages centrés sur l’exploration, plus fluides. La lisibilité générale des niveaux est soignée, même si on regrette qu’aucun paramétrage ne permette de retirer ces grossières traînées blanches qui signalent un endroit sur lequel Garrett va pouvoir grimper. L’omniprésence de loot, y compris dans les endroits difficiles d’accès (comme par exemple sur une caisse en pleine lumière située au croisement de la ronde de deux gardes), incite toujours à plus d’exploration et crée elle aussi son propre rythme.
Le loot a d’ailleurs quelques mécanismes propres qui le relient aux autres éléments du jeu : coffres dissimulés derrière des tableaux, passages secrets actionnés par des mécanismes bien cachés ou encore pièges mortels qu’il faut désamorcer. Le mini-jeu de déverrouillage des coffres est assez primitif et on sent bien qu’il a été pensé pour pouvoir être joué au pad, mais il remplit son rôle niveau game design, requérant parfois un précieux temps pour être déverrouillé et alertant un garde proche lorsque trop de précipitation se sera soldée par un cliquetis bruyant. Le désamorçage des pièges est sans intérêt en lui-même et nécessite en prime d’avoir acheté un gros sécateur auprès du marchand de flèches, d’objets et d’améliorations, en revanche le panneau permettant de détruire le mécanisme est parfois difficile à trouver.
Reconnaissons enfin aux développeurs une certaine volonté de faire évoluer le genre afin de diversifier l’expérience de jeu. Ainsi, certains niveaux ont une composante puzzle game assez inattendue, le plus souvent bien intégrée à l’ensemble. On ne s’étendra pas en revanche sur les deux passages totalement hors sujet dans lesquels Garrett doit trouver son chemin dans des lieux en train de s’effondrer, die and retry du plus mauvais goût et qu’on imagine volontiers accueillir ces QTE dont on a appris en cours de développement qu’ils avaient finalement été retirés. On pouvait craindre que la narration n’impose son rythme propre au level design, et si on sent parfois qu’elle bouscule un peu les choses, ça ne retire rien à certains chapitres qui sont particulièrement réussis.
Garrett, sa vie, son œuvre
S’il est un titre pour lequel le méta-jeu qu’on nous sert maintenant à toutes les sauces a réellement sa place, c’est bien Thief. Les Québécois l’ont bien compris et se sont lâchés sur les collectibles : dans chaque mission, Garrett pourra s’approprier toutes sortes de biens précieux sortant de l’ordinaire et les ramener dans son antre. De nombreuses collections de bijoux, une collection de tableaux représentant pour la plupart hommes ou femmes à tête d’animal, des plaques commémoratives récupérées dans chaque quartier de la ville et tout un tas d’autres objets d’art viendront se disposer dans des présentoirs après chaque mission, matérialisant notre progression dans le jeu et plus encore notre capacité à n’avoir rien laissé derrière nous. Chaque mission dispose de statistiques qui nous renseignent sur le nombre d’objets qu’on a réussi à trouver, ce qui nous incitera à en refaire certaines si notre butin était un peu maigre.On regrette à ce propos de ne pas pouvoir rejouer une mission facilement. Pour ce faire, il faut en effet retrouver le lieu permettant de lancer la mission, or cette information n’est accessible nulle part et bien souvent on ne sait plus du tout où chercher. Puisqu’on parle des problèmes généraux d’interface, bien que toutes les touches clavier soient reconfigurables, on sent que le jeu a été pensé pour le nombre de touches limitées du gamepad et on a parfois pas moins de quatre actions contextuelles associées à la même touche : près d’une commode, on peut par exemple indistinctement ouvrir un tiroir pour récupérer son contenu, jeter un œil discret sur le côté, éteindre une bougie ou encore attraper un objet posé dessus. Lorsqu’on a désactivé l’aide contextuelle il est très difficile de savoir ce qui est ciblé et bien souvent on veut regarder sur le côté et on éteint la bougie, alertant un garde.
Si vous optez pour la furtivité, il devrait vous falloir une bonne vingtaine d’heures pour venir à bout de l’histoire, durée de jeu qui peut facilement doubler si vous vous fixez pour but de récupérer tous les objets de valeur disséminés ici et là dans la Cité sans utiliser la concentration. Sachez également que Thief propose un mode défi basé sur le scoring avec trois variantes qui offrent de visiter l’intérieur de deux lieux du jeu, tout en dérobant évidemment le maximum de choses. Sans être inoubliable, ce type de challenge permet de varier un peu l’expérience et on se prend à rêver à ce que la communauté pourrait faire de ce Thief si Eidos Montréal en avait fait un jeu moddable.
Malgré son paramétrage qui force le respect en permettant à chacun d’adapter le jeu à son propre style, ses mécanismes de gameplay assez complets et un level design globalement solide, Thief n’est pas sans défauts. Si on arrive à passer outre une narration totalement ratée et quelques maladresses de réalisation auxquelles on finira par s’habituer, on aura plaisir à découvrir cette remise au goût du jour du jeu qui a créé le genre, émaillée d’emprunts à d’autres styles, audacieux et souvent réussis. Eidos Montréal se tire très honorablement de ce reboot qui s’annonçait périlleux et on voit mal comment ne pas recommander Thief aux amateurs de stealth pur et dur.