Oddworld: La fureur de l'Etranger
Son nom est Personne
Episode alternatif à la série des Oddworld, La fureur de l'Etranger tranche radicalement avec ses prédécesseurs. Le temps est bien loin où l'on arrachait le peuple Mudokon à son triste destin, au travers de niveaux à énigmes particulièrement retorses. Finies également les excursions solitaires dans les sous-sols glauques des usines Rupture Farm, où d’infâmes capitalistes d’un genre nouveau exhumaient les cadavres de nos compagnons pour en faire de la bière bon marché. L’Etranger lui-même est une sorte d’antithèse incarnée du chétif Abe, ne serait-ce que d’un point de vue physique. Gueule de lion nonchalamment féroce, démarche Eastwoodienne et regard émeraude, pas de doute. Dès les premières secondes, L’Etranger dégage un sacré charisme animal. Vigoureusement félin, notre rôdeur solitaire n’a en revanche rien d’un justicier si ce n’est un goût prononcé pour les emmerdes. Davantage préoccupé par son propre sort que par celui de ses congénères, l’Etranger débarque en ville avec un objectif bien précis dont les aboutissants ne seront dévoilés au joueur qu’à mi-parcours. En attendant une chose est claire, il faut amasser de la thune. Beaucoup de thune. Pour ce faire, notre mystère de l’Ouest n’a pas trente-six solutions entre les mains et décide d’embrasser la carrière de chasseur de prime. Une occasion en or pour faire son trou dans le désert, quitte à traîner ses santiags dans des coins peu recommandables. Et ça n’a pas l’air de le déranger plus que ça. Le jeu commence donc dans un bled paumé en plein désert. Peuplé de volaille en salopette, le village semble aussi accueillant qu’un chiotte de saloon. Il va pourtant falloir y mettre les mains jusqu’aux coudes pour trouver des primes et se faire un maximum de pognon.
Sorte de Ryo Hazuki en camarguaises, l’Etranger peut demander son chemin aux quidams plumés qui peuplent les rues. Ces rednecks sont généralement plus enclins à se foutre de notre poire qu’à indiquer la bonne direction, mais ils finissent toujours par cracher le morceau. Quand même, c’est un peu humiliant d’être obligé de demander son chemin à de stupides gallinacés. Les villages paraissent très vivants et sont généralement bien peuplés. Les poulets fermiers vaquent à leurs occupations, discutent entre eux et vous insultent quand vous les bousculez. Comme d’habitude, c’est Lorne Lanning en personne qui s’est chargé d’interpréter tout ce beau monde. Et comme d’habitude, le résultat ne manque pas d’humour. Les deux points névralgiques de chaque village sont le « General Store » et le « Bounty Store ». Si c’est au premier que l’on ira upgrader son personnage, le second est un lieu que vous apprendrez à repérer au premier coup d’oeil. Les niveaux du jeu s’articulant autour d’un système de primes, c’est au « Bounty Store » de sa ville que l’on peut aller choisir une tête à claque à chasser ou empocher son argent. Chacun des hors-la-loi à capturer occupe une zone adjacente au village, qui ne devient accessible qu’à partir du moment où l’on a accepté la prime (même s’il faut parfois accomplir quelques petites tâches supplémentaires avant de partir à l’aventure, les zones de combat n’étant pas toujours directement accessibles). Vu que chaque mission se solde par un petit voyage à pinces, le temps qu’on y soit, je vais peut-être pouvoir vous causer outillage. De base, l’Etranger dispose d’une arbalète et d’une sorte d’aspirateur rigolo pour capturer ses ennemis. Au-delà du chef de bande à mettre impérativement sur les rotules, il faut en effet savoir que n’importe quel ennemi croisé en chemin est susceptible de vous rapporter des Moolahs (la monnaie locale), et ils sont généralement plus payants vivants que morts. On se sert donc de cet aspirateur de poche pour les caler dans un sac une fois qu’on leur a mis leur race. Quant à ceux qui bougent encore, il suffit de dégainer l’arbalète, et le silence se fait.
Pour quelques Moolahs de plus
Contrairement à la plupart des FPS, La fureur de l'Etranger élimine d’office l’option râtelier d’armes ambulant, cette arbalète étant sa seule et unique arme. Et pour cause, ce n’est pas l’arme qui importe ici mais ses munitions. Récupérables un peu partout dans le paysage, ces munitions ont cela de particulier qu’elles sont, heu, vivantes. Au nombre de 8, elles se composent de plein de petits machins qui couinent et qui gigotent. On y trouve par exemple des espèces de boules de poils avec plein de dents pointues dedans, des écureuils qui ont appris à parler mais pas à la fermer, et même de petites chauve-souris (poilues aussi, oui) qui explosent en vol. Au moins, on ne risque pas de s’ennuyer. Chacun de ces petits animaux dispose d’une fonction spécifique, et il est donc préférable de correctement les combiner pour arriver à ses fins. En effet, l’arbalète de l’Etranger permet de charger deux types de munitions en même temps, (utilisables via les deux gâchettes du gamepad), et il suffit d’une simple pression sur la croix directionnelle pour mettre le jeu en pause et constituer sa paire dans le calme (un peu comme dans Metal Gear Solid). La plupart de ces munitions fonctionnent grosso merdo à la manière d’armes traditionnelles, tandis que d’autres s’apparentent plus à des espèces de pièges sur pattes. Les possibilités sont donc nombreuses, et l’on s’amuse beaucoup à combiner les effets des bestioles pour capturer tout ce qui bouge. Sans compter que leur manipulation reste très instinctive. Une fois compris le rôle de chaque type de munitions, on constitue les paires très rapidement. Cela donne aux parties une légère dimension stratégique des plus agréables, et puis ça change un peu des simulations de tirs au pigeon auxquelles nous sommes habitués.
Avant de gober le maître des lieux, l’Etranger passe par tout un tas d’endroits plutôt mal fréquentés. Les level designers s’en sont apparemment donné à cœur joie, et les zones sont bourrées de petits détails croustillants. Un tonneau de dynamite, des herbes hautes pour se cacher, quelques hélices mortelles et autres pièges piquants ponctuent les décors pour notre plus grand bonheur. S’offre alors au joueur la possibilité d’aborder le jeu de deux manières. D’un côté, on peut exploiter l’architecture des décors pour s’infiltrer en douce et choper les adversaires dans le dos, discrétos. De l’autre, utiliser les pièges et autres objets explosifs disséminés dans les niveaux pour faire un carnage sans nom, et foncer comme un motard sur le périf’ un jour de grand soleil. M’enfin pour ceux qui seraient tentés par cette dernière possibilité, et comme déjà dit plus haut, un chasseur de primes qui se respecte, ben ça ramène ses proies vivantes… Alors évidemment, tous les niveaux ne se valent pas et il arrive même que certaines zones soient beaucoup plus "dirigistes" que d’autres. Les niveaux en intérieur sont à cet égard un peu faiblards et ralentissent le rythme. Mais il suffit de revenir à l’air libre pour que l’inspiration des développeurs reprenne le dessus et fasse des étincelles. On a ainsi droit à des aires de jeu souvent immenses et abordables de tout un tas de manières différentes. Chaque niveau s’achève comme de bien entendu par un combat acharné avec le hors-la-loi de votre prime. Des affrontements qui rappellent sacrément l’âge d’or du jeu de plateforme Nintendo, où l’on devait repérer l’unique technique permettant de toucher le boss et la répéter autant de fois que nécessaire. C’est généralement bien foutu, mais aussi très difficile. Le fait de pouvoir effectuer des sauvegardes rapides n'importe quand évite d'être trop frustré, mais quand même. Soyez prévenus, vous allez en chier grave.
Le Bon, La Brute et Le Truand à la fois
Lorne Lanning et ses esclaves nous l’ont déjà prouvé par le passé, ce sont des créateurs d’univers hors pairs. La série des Oddworld est un monde à part entière et possède une identité visuelle unique, reconnaissable entre toutes. La fureur de l'Etranger ne fait pas exception et l’on retrouve immédiatement le style baroque de ses créateurs, à mi-chemin entre science-fiction délirante et fable politique. Toutefois, les Oddworld étaient jusqu’alors de vrais jeux de scénarios, linéaires à en mourir. Tout le contraire de La fureur de l'Etranger qui est avant tout un jeu de gameplay, avec tout ce que ça sous-entend de présupposés sexy. L’évolution du scénario est ainsi plus discrète qu’à l’accoutumée, et les superbes cut-scenes en image de synthèse moins nombreuses. Tout est fait pour que l’on ait l’impression d’évoluer au sein d’un monde interactif, pas sur les rails d’un film 3D clinquant. Et concrètement, ça donne quoi ? Un jeu efficace, intelligent et pas bavard pour un sou. L’équipe d’Oddworld a semble t-il appris des erreurs commises sur L'Odyssée de Munch et a remis le joueur au centre de ses préoccupations. Du système de munitions à la structure des niveaux, tout est pensé pour que le joueur s’amuse et se sente libre dans la peau de son héros poilu. Les zones parcourues sont immenses et l’on passe d’un décor à l’autre sans aucune fausse note (ni aucun chargement). Le tout est d’une cohérence qui impose le respect. Les niveaux rivalisent d’ailleurs de beauté et, qu’il s’agisse du charme poussiéreux de certains villages paumés ou de la fulgurance hypnotique de certains décors naturels (et je pèse mes mots), il n’y a pas un instant sans que l’on sente le souffle brûlant de l’Etranger dans notre dos. Un émerveillement de tous les instants, ni plus ni moins.
On pourrait croire que La fureur de l'Etranger se contente d’en rester là, et ça serait déjà pas mal. Et bien pas du tout. Au deux tiers de l'aventure, le jeu de Lorne Lanning se paye ainsi le luxe de renverser son propre gameplay d’un revers de la main. Et par la même occasion la plupart des explications que vous venez de vous cogner. Nous v’là bien embêtés. Sans dévoiler quoi que ce soit de cet habile retournement, il faut quand même reconnaître que les gars d’Oddworld ont fait fort. Tout le système de primes vole donc joyeusement en éclats et la dimension tactique des premiers niveaux s’estompe, alors que l’histoire prend une tournure des plus dramatiques. Poursuivi par le patron véreux de la Générale des Eaux locale, l’Etranger lie son destin à celui d’un peuple à l’agonie dépossédé de toutes ses réserves aquatiques. S’engage alors une guerre sans relâche entre l’Etranger et ses poursuivants. Dans les faits, cela se traduit par des scènes de batailles dantesques qui contrastent avec le relatif intimisme des premières heures. Le jeu devient même carrément bourrin, enchaînant les morceaux de bravoure comme des perles sur un collier. Et on passe ainsi allègrement d’une superbe remontée de fleuve en bateau à une scène de débarquement complètement dingue sur les plages enneigées d’une région gelée jusqu’à l’os. Autant dire qu’à cet instant, on est plus proche de Peter Jackson que de Sergio Leone.
Un mélange des genres qui donne toute sa force à La fureur de l'Etranger. Alors certes, le jeu est un peu long à démarrer et les deux premiers tiers de l’aventure peuvent parfois se révéler inégaux. Mais le fait d'avoir toujours les cartes en main fait que l’expérience reste de qualité, même dans les instants de faiblesse. Quand aux moments forts, c’est simplement du plaisir en barre. Sur la longueur, Oddworld: La fureur de l'Etranger est une machine qui tourne à plein régime et s’emballe au fur et à mesure que les niveaux se succèdent. On court au galop tandis que le rythme s’accélère, le vent dans la crinière et le soleil dans les yeux. Le voyage est peut-être un peu court, mais son âpreté le réserve aux plus courageux. A ceux qui oseront regarder l’Etranger dans le vert de la pupille et respirer le parfum qui s’accroche à lui comme une ombre. Un parfum de liberté.