Doom III
Comme une odeur de souffre
Un gros PC Alienware sous le bras et sa boîte de Doom 3 entre les dents, l’ermite remonte dans sa grotte, éteint les lumières et monte le son de sa chaine hi-fi 5.1. Le silence serait complet si une colonie de castors nains n’avait pas subitement décidé de construire un pont, mais peu importe. Alors que l’installation du jeu se poursuit, l’ermite se remémore toutes ces années d’attente passées sur les premiers Doom, confiné dans une base spatiale froide et inquiétante, infestée de monstres en surnombre et plutôt antypathiques de surcroit. Il se souvient des sueurs froides, il se souvient des hurlements, et il se souvient de cet adorable petit ragondin qui lui léchait les jambes alors qu’il luttait vigoureusement contre une horde de têtes volantes affamées, et qu’il a malencontreusement écrasé, surpris par la soudaine affection du rongeur. Quelle histoire.
L’installation terminée, l’ermite sort de ses pensées et prend une profonde inspiration. L’aventure peut commencer. Catapulté sur Mars pour renforcer la sécurité d'une base de recherche technologique, le brave Marine que l’on incarne ne se doute pas une seconde de ce que l’avenir lui réserve. Le pauvre n’a pas du jouer à Half-Life, parce qu’autrement il se serait forcément douté que toutes ces manipulations scientifiques allaient, d’une manière ou d’une autre, foutre le bordel. Ces plaisantins en blouse blanche ne trouvent en effet rien de mieux que d’ouvrir un portail entre notre monde et une sorte d’univers démoniaque brûlant dans les feux de l’enfer. Evidemment dépourvus de crème solaire, tout le monde se fait dévorer et le sort de l’humanité est remis entre les mains calleuses de ce cher Marine, que nous appellerons Seb parce que ça lui va bien.
Yellow Seb Marine
La partie introductive de Doom 3 a de serieux relents d’Half-Life, et c’est définitivement un compliment. Les ingénieurs et autres soldats vaquent à leurs occuppations, discutent entre eux, tapotent sur leurs ordinateurs, le tout dans un décor futuriste des plus réussis… On a vraiment aucun mal à entrer dans le jeu. L’ermite quant à lui, surpris par cette activité soudaine, se sent tout chose. Il faut dire qu’il n’a pas vraiment l’habitude de recevoir, le pauvre. Et puis soudain, c’est le drame. Hurlement des sirènes, cris de douleur, explosions. L’irréparable vient d’être commis. L’oreillette de Seb est saturée d’hurlements abominables, et tandis qu’il tente péniblement de quitter ce lieu maudit, la base plonge dans l’obscurité. Premier sursaut de l’ermite. Peu habitué à ce genre de situations, il panique et écrase sans le savoir un écureuil qui passait par là. Fichtre, les choses ont bien évoluées depuis le premier épisode de la saga.
Petit clin d’œil technologique, Seb dispose d’un PDA dernier cri lui permettant de collecter des informations ou de consulter des documents audio et video. En l’occurrence, c’est plutôt la lampe torche qui est de rigueur, tant on n’y voit goutte. Première étincelle dans la nuit. Le halo de la lampe balaye les murs de métal et révèle aux yeux de l’ermite une base en train de sombrer dans les ténèbres de l’enfer. On est bien loin des premiers pas dans le jeu. De petits bruits inquiétants chuchotent à ses oreilles, noyés dans le brouaha mécanique des machines encore en activité. On ne voit rien, mais on entend le pire. Diablement efficace. Seb avance à tâtons dans les couloirs étroits de la base, quand il aperçoit une ombre se profiler. La silhouette s’avance et passe dans le halo de la lampe torche, dévoilant sous les yeux horrifiés du Marine un mécanicien métamorphosé en zombie qui lui saute à la gorge. L’ermite, sous le choc, dégaine son pistolet (non sans avoir dans le même mouvement écrasé trois ou quatres autres touches de son clavier, pas évident de jouer la nuit) et se retrouve plongé dans le noir total, privé de sa lampe torche, aux prises avec un zombie dont il n’entend que les râles. Cris. Panique. L’ermite tire dans le tas et a juste le temps d’apercevoir le visage du mort-vivant sous le feu de ses balles avant que celui ci ne s’effondre. Les castors s’arrêtent un instant de grignoter, appeurés par le hurlement de l’ermite. Un ange passe, puis ils reprennent leur laborieuse besogne, comme si de rien n’était. C’est vraiment con un castor.
Une gueule d’atmosphère
Ils sont d’ailleurs tellement cons ces castors là qu’entre deux bouchées d’écorce, ils causent, ils pinaillent, ils se gaussent. Oui, ils se gaussent. « Mais par mes moustaches, où sont donc passées les hordes de bestioles qui nous tombaient dessus par dizaines ? Et nom d'un chêne centenaire, ils manquaient de budget à ce point pour nous ressortir les mêmes décors d'un niveau à l'autre ? Et qu'on me rôtisse à la broche si je me trompe, mais on voit que dalle dans ce jeu !», voilà ce qu’ils se disent, ces rongeurs machiavéliques, et on les comprend car contre toute attente, Doom 3 n'est pas la boucherie attendue. Les sacripans d'ID Software ont en effet changé de cap en douce et, quitte à décevoir, c'est à un véritable Survival Horror à la première personne que nous avons désormais à faire. Je vous sens nerveux tout à coup... Alors oui, ce ne sera peut-être pas du goût de tout le monde, mais c'est comme ça, il faut s'y faire, l’intérêt principal du titre n’est plus seulement de fragger à tout va mais également et surtout de se faire peur. Et de ce point de vue là, blasphème ou pas, on peut dire que ce Doom 3 atteint des sommets. Jamais dans un jeu de ce genre l’ambiance n’avait été si oppressante, si lourde. Regardez l’ermite, ses yeux écarquillés, ses doigts tremblants, et ce filet de bave qui dégouline sur sa barbe, ce sont des signes qui ne trompent pas. L’ambiance de Doom 3 est magistrale, et le potentiel horrifique du titre peut se targuer de tutoyer celui d’un Silent Hill.
A la manière du jeu culte de Konami, Doom 3 exploite ainsi les phobies les plus enfouies et les plus répendues chez l'être humain. Commençons par la plus évidente: la peur du noir. Alors certes, les castors qui n'entendent rien à tout ce charabia pourront trouver rébarbatif et peu pratique de devoir constamment switcher entre son arme et sa lampe torche, mais ce serait passer à côté du coup de génie de cet opus ! Quoi de plus flippant que d’entendre dans son dos les râles d’une colonie de zombies, et d’être obligé d’éteindre la lumières et de flinguer à vue, au gré du balancement des silhouettes dans l’obscurité... Tout l’intérêt de Doom 3 repose sur cette ingénieuse idée, et il va sans dire que pour pleinement profiter de l’experience, il faut jouer le jeu et ne pas augmenter le gamma de l’image, de même qu’éteindre les lumières et se mettre un casque sur les oreilles est une condition sine qua non pour flipper dans les règles.
Second point capital, la partie sonore. Qui n'a jamais eu de montées d'adrénaline en entendant un bruit soudain d'origine inconnue ? Moi non plus, mais force est d'avouer que dans Doom 3, ça marche du tonnerre. Les sons emplissent l'espace et donnent vie à des interieurs souvent très sombres, mettant tous les sens du joueur en alerte. On guette le moindre petit râle suspect, essayant sans cesse d'anticiper l'arrivée des monstres qui, comme les gros fourbes qu'ils sont, en profitent pour se faufiler derrière nous et nous labourer les omoplates. En bref, dire de l'ambiance sonore qu’elle est réussie tient de l’euphémisme. Faite de boucles lancinantes, de tambourinements mécaniques angoissants et de chuchottements malsains, elle est à la fois discrète et omniprésente, et me fait même regretter de ne pas disposer d'une installation 5.1 pour en profiter pleinement. J'ajouterai également que pour une fois les doublages français sont plutôt corrects dans l’ensemble, chose assez rare pour être signalée.
Mais les festivités ne s'arrêtent pas là... Comme si cela ne suffisait pas, ces sadiques de développeurs (qu'ils soient maudits) ont en plus eu l'idée de nous cloîtrer dans les sous-sols exigües d'une base étouffante au possible. Mais les castors peuvent dire ce qu’ils veulent, être confiné de la sorte dans d’étroites coursives tout au long du jeu crée un sentiment d’enfermement limite claustrophobique, et nous propulse dans un univers à la Alien où chaque tournant représente un danger, et où chaque apparition de monstre fait sursauter. Bref, tous ces éléments combinés font de Doom 3 un jeu proprement terrifiant, mais également très éprouvant pour les nerfs. M'est avis qu'il va vraiment falloir mettre la barre haut pour créer un jeu aussi tétanisant que celui là, et je ne suis pas sûr d’avoir envie d’y jouer !
Le visage de l’enfer
Le quatrième et dernier facteur, vous l’auriez parié, ce sont bien évidemment les graphismes. Ce n’est une surprise pour personne, le moteur 3D codé par John Carmack tue la gueule, point. Et je ne parle même pas de sa gourmandise, qui est plus que raisonnable pour un rendu aussi saisissant. C’est bien simple, sur une machine tout juste correcte (P4 2.6 Ghz, 512 Mo Ram DDR, Radeon 9500 Pro), en mode medium, dans une résolution de 1280*1024 et avec toutes les options graphiques activées, le jeu ne descend jamais en dessous de 30 images par secondes. Impressionnant, d’autant que le rendu du mode medium est excellent (tout comme celui du mode low, soit dit en passant). Mais au delà des considérations techniques, le plus remarquable, c’est plutôt comment ce moteur à été utilisé pour créer un univers immersif et saisissant de beauté et de réalisme. Chaque salle est un régal pour les yeux, et l’on aimerait parfois mettre le jeu en pause pour admirer la modélisation des monstres, organique et torturée au possible. Des monstres qui rivalisent d’ailleurs de charisme, tant leur design est réussi (aussi bien pour les anciens que pour les petits nouveaux). Petit bémol cependant, certaines textures sont parfois plus que limites, et même si c’est techniquement compréhensible, il faut avouer qu’à côté de la fulgurance graphique du jeu, ça fait un peu tâche… Mais c’est vraiment pour pinailler, parcequ’il n’y a objectivement pas grand chose à redire sur l’aspect visuel de Doom 3.
Au delà de la simple performance technique, Doom 3 regorge de petits détails qui craquent sous la dent. Par exemple, la surface des écrans d’ordinateurs qu’on peut trouver dans le jeu ne sont pas de simples textures plaquées mais de véritables interfaces, directement manipulables en temps-réel. Ou encore, lorsque l’on trouve le PDA de quelqu’un et que l’on télécharge ses données sur le notre, il est possible de consulter ses emails. Bon, on n'y trouve généralement rien de plus que des conversations inutiles mais c’est toujours sympa à lire (les plus attentifs y trouveront aussi des codes pour débloquer des casiers à munition). Dernier exemple, lors des cinématiques, la camera sort littéralement de la tête de Seb le Marine, pour qu’il n’y ait aucune coupure entre le jeu et les séquences mises en scène. Ca semble idiot dit comme ça, mais ce sont le genre de petits détails qui font les grosses différences, et que l’on retrouvera sans aucun doute dans les prochains FPS de la concurrence. Pour conclure, impossible de ne pas citer la mise en scène générale du jeu qui est la source de bien des hurlements de la part du joueur. Du simple jeu d’ombres au cadavre qui tombe du plafond, tout est fait pour foutre les chocotes, et il faut bien avouer que ça marche à merveille.
A link to the past
Cela fait maintenant plus de deux heures que l’ermite progresse dans les ténèbres, et si l’état de son pantalon montre bien que le potentiel flippogène du jeu n’est plus à prouver, il se pose quand même quelques questions, tout en entortillant les poils de sa barbe grise. Certes, le jeu fait peur, mais est-ce suffisant pour oublier qu’en tant que FPS, Doom 3 est terriblement classique, voir rétrograde ? Oui et non. Si Doom 3 avait été un simple shoot toutes lumières allumées, il n’aura pas valu un clou. Faisant fi de tous les raffinements de gameplay dont un Far Cry avait pu nous abreuver, Doom 3 s’asseoit sur nos habitudes de joueurs blasés et se la joue résolument bourrin. Ici, pas de véhicules, de snipe ou d’énigmes. On vise, on tire et on recharge. Les armes, les mêmes que dans les précédents opus, sont puissantes et efficaces, les monstres explosent en deux coups de fusil à pompe... Toutefois, on est ici assez loin de la fureur jouissive d’un Serious Sam, car si d’un côté Doom 3 est une vraie simu de tir au pigeon, les hordes d’ennemis qui nous submergeaient autrefois ont carrément disparu ! En effet, les monstres n’apparaissent que sporadiquement et par petits groupes de deux ou trois, et pour peu que l’on ait assez de munitions en poche, il y’a rarement de quoi s’inquiéter. On est loin des armadas d’ennemis des premiers Doom. Quant aux décors, excepté quelques courts passages en exterieur sur le sol de Mars, ou encore quelques niveaux qui sortent un peu du lot, on tombe vite dans la routine. Et ne comptez pas sur le mode multi pour vous changer les idées, il est réduit à son plus strict minimum.
Bref, pas de quoi fouetter un castor, et encore moins une biche sauvage. Sauf que Doom 3 n’est pas FPS traditionnel, et le genre de défauts qui pourraient carabiner n’importe quelle production sont ici relégués au second plan. Non pas qu’ils soient négligeables, bien au contraire, mais Doom 3 est avant tout une experience, une descente sans fin dans les entrailles de l’enfer, bref, un jeu qui, s’il est un peu bancal, reste assez unique en somme, un peu à la manière d’Alien Vs Predator en son temps. Les sensations provoquées par le jeu d’ID, bien que souvent exprimées sous forme de cris de fillette, ont rarement été aussi fortes, et l'état de tension perpetuelle généré par une mise en scène habile parachève de faire de Doom 3 un jeu à part qui va loin, très loin dans la peur.
Alors que vous soyez ermite ou castor, peu importe, Doom 3 n’est peut-être pas le jeu du siècle, peut-être même qu'il n'est pas le jeu qu'il aurait du être, mais il a au moins le mérite de proposer quelque chose d’intéressant sans trahir la mémoire de l’illustre saga dont il est issu. Et puis, si vous avez honte de hurler comme une pucelle devant votre écran d’ordinateur, il suffisait de le dire...