INTERVIEW
Johan Vinet
par Zaza le Nounours & billou95,
email
Et une fois que tu es devenu meilleur sur certaines choses, tu n'as pas été tenté de revenir en arrière pour améliorer certains points ?
Ca a été une des choses pour lesquelles j'ai dû me contraindre sur Lunark : m'arrêter quand je trouvais ça assez bon, et ne pas continuer à revenir sans cesse sur mon travail. Ça a été le plus dur, mais je crois que c'est quelque chose que j'ai réussi à faire, me forcer à avoir une discipline pour justement ne pas revenir trop en arrière. Je l'ai fait quelques fois, pour de la cohérence dans le jeu ou améliorer deux trois pétouilles, mais pas tant que ça.
Il y a aussi le fait que tu partais avec des limitations qui ont pu brider quelque part ta créativité ?
C'est sûr mais tu es obligé : quand tu fais tout tout seul, avec un budget limité, avec un temps qui passe à fond la caisse, les backers derrière qui te rappellent à l'ordre, les updates que tu dois faire sur Kickstarter… À chaque fois que je postais une update, deux mois après je regardais l’update d'avant et j'avais l'impression de n'avoir rien fait, je me demandais comment j'allais pouvoir justifier ça et je paniquais. Donc il fallait vraiment que j'avance.
Lunark, pour moi c’est un petit jeu. Tout le monde le compare à Flashback, Prince of Persia... mais pour moi, je ne suis pas au niveau d'un Flashback en termes de gameplay, de mécaniques. Le jeu est plus long, il a plus de musiques, plus d'animations - grâce aux outils d'aujourd'hui qui m'ont permis d'en produire plus tout seul que ce dont on était capables capable à l'époque. Mais je n'ai jamais prétendu que je ferais mieux. Pour moi, ça reste un jeu d'une personne et j'ai essayé d'accepter ça et de ne pas faire croire qu'on est vingt dessus : je suis tout seul, ça sera ce que ce sera, j'avance et je ne reviens pas en arrière. En tout cas, le moins possible. À la fin, je savais que le challenge ça serait d'expliquer aux gens que le jeu est fait par une personne.
J'avais beau avoir un publisher, ils n'ont pas participé à la production. Le plus dur je trouve, ce sont les attentes des joueurs, leur faire passer le message : oui, c'est un jeu qui dure 5-6 heures, ne vous attendez pas à des features de fou, à faire du crafting ou du farming, ça reste un jeu linéaire, une aventure avec une histoire, un début et une fin, il n'y a pas 400 fins différentes.
Tu as dit que ce qui t'avait peut-être posé le plus de difficultés, c'était le code, parce que c'est vraiment pas ton truc. Il me semble que tu disais aussi tout à l'heure que tu avais estimé à deux ans de temps de développement - tu en auras mis le double, c'est pas grave, ça arrive. Qu'est-ce qui t'a le plus ralenti ? C'était une très mauvaise estimation de ta part, ou il y a vraiment des choses sur lesquelles tu as buté pendant le dev et qui ont pris beaucoup plus de temps que ce que tu avais estimé ?
Je pense que c'était ambitieux de prévoir autant de scènes en rotoscoping. Il y a trente-cinq scènes rotoscopées de toutes les tailles. Ça je l'avais storyboardé, donc je devais un peu m'y tenir pour que le scénario et le jeu fonctionnent. Il y a même, à un moment, des niveaux où il manquait une scène de rotoscopie que j'avais jamais eu le temps de faire. Ca fait un mois que je l'ai faite, alors qu’y a un mois, j'avais déjà fini quasiment tout le jeu. Là, on est dans la dernière ligne droite, donc j'ai vraiment rajouté ça à la dernière minute parce que ça manquait vraiment entre ces deux niveaux. Comme j'avais plus de temps, que WayForward s’occupait de la communication, j'ai pu la rajouter. Donc globalement, graphiquement, ça a été le rotoscoping : quand je bossais sur cette scène en trois actes, où j'ai fait de la 3D, ça a été un mois de boulot peut-être. Ça, ça a été le pire.
Après, c'est vrai qu’au niveau programmation, j’ai perdu beaucoup de temps dans le sens où finalement, j'ai fait mes classes sur ce jeu. Je savais programmer un jeu de game jam jusqu'à présent, mais faire un jeu de A à Z avec un système de sauvegardes, avec une gestion des contrôleurs, avec un menu, quelque chose qui ne crashe pas, c'est autre chose, et ça m'a demandé beaucoup d'efforts. Puis à peu près en milieu de production, quand je savais que j'allais devoir commencer à envisager le portage Switch, que je commençais à acheter le module pour exporter les jeux Game Maker et quand j'ai reçu le Dev Kit de Nintendo, là, j'ai fait appel à un ami qui était spécialiste en Game Maker.
Topher Anselmo, c'est ça ?
Exact. Ca a été la meilleure décision de ma vie - et j'aurais dû lui demander avant, il a travaillé tellement vite et tellement bien ! Il a regardé mon travail, il a regardé les menus et il m'a dit : ”... je pense que je vais les refaire”. Et il les a refaits à l'identique, mais la structure derrière, ça tient la route, c'est évolutif. Il a aussi fait en sorte que le système de sauvegardes soit console-friendly, parce que j'utilisais des fichiers .ini pour sauvegarder alors qu'il faut utiliser du JSON. Bref, des choses un peu techniques qui me dépassaient à l'époque. Ca a été génial, ça m'a permis de repartir sur des meilleures bases et de façon plus sereine, plus confiante aussi sur le devenir du jeu.
Après, WayForward s'occupe des ports PlayStation et Xbox. Ils font appel à un développeur qui malheureusement est en Ukraine. Le pauvre, il essaie de travailler quand il n'a pas de coupure d’électricité. En tout cas, il semble bien s’en sortir jusqu'à présent, il arrive à nous fournir des builds. Quand la guerre a éclaté là-bas pour de bon, c'est lui qui nous a dit que ça allait être compliqué et qu'on devrait essayer de trouver quelqu'un d'autre. On n'avait pas vraiment d'urgence, on ne savait pas combien de temps le conflit allait durer et moi je me sentais mal de lui enlever le projet. Du coup j'ai vu avec WayForward, et on s'est mis d'accord pour lui laisser le projet. Malheureusement, la situation ne s'améliore pas, donc c'est un peu plus long d'avoir des réponses de sa part, qu’il upload des builds... mais ça avance.
Et pour la Switch, le deal que j'ai avec WayForward, c'est que je suis en charge des versions PC et Switch. Donc pour la Switch, j'ai fait appel à une autre personne, Oscar Gonzales, un californien je crois, il avait déjà publié un de ses jeux sur Switch donc il avait un peu de bouteille. Il a pris le projet, il a vu que ce qu'avait fait Topher était déjà plutôt clean et donc il m'a pas mal accompagné. Sur Discord, on faisait du partage d'écran, il m'a aidé à mettre le jeu au point pour la Switch. Mais en fait avec Game Maker c'est vraiment pas si compliqué, je n'ai pas eu beaucoup de choses à changer. Voilà donc ceux qui ont été mes deux aides pour la partie programmation et qui ont fait en sorte que le jeu est ce qu'il est aujourd'hui
Et le rapprochement avec WayForward, ça s'est passé comment ? Tu les connaissais d'avant ou ce sont eux qui ont vu le jeu et qui sont venus te chercher ?
Les deux ! En fait, je n'avais jamais prévu de trouver un publisher pour Lunark. Je voulais rester indépendant, m’auto-publier, tout faire tout seul. Et quand tu fais un Kickstarter, tu es toujours sollicité par des publishers plus ou moins connus. Si t'es chanceux, Devolver vient te voir tout de suite, mais ça n'a pas été mon cas. Donc j'ai eu plein de demandes de petits publishers, tous très gentils, mais à ce moment-là et vu leur taille, je ne voyais pas trop ce qu'ils pouvaient m'apporter. Donc j'ai toujours refusé, je ne voulais pas de publisher, jusqu'au premier contact avec WayForward. Ca a été long entre le moment où on s'est contactés, et celui où on a signé, des mois voire un an, vraiment long.
Tout au long de la production de Lunark, j'ai eu quelques demandes ponctuelles, quelques opportunités. Sur Twitter, quand je commençais à parler du jeu un peu plus sérieusement, Devolver a rebondi sur un tweet et qui m'ont dit en privé “pitche-nous ton jeu”. Je me suis dit que j'allais pas laisser passer ça, avec eux je me voyais faire des ventes de malade, devenir riche (rires). Donc j'ai tenté avec eux : ils ont un système assez démocratique, ils font des réunions en interne tous les mois et il faut que tous les participants valident pour qu'ils acceptent de publier un titre.Malheureusement, ça ne s'est pas fait pour Lunark. Ça devait être en décembre 2020 et après ça, j'ai été un peu refroidi des publishers, et je me suis résigné à continuer tout seul.
Quelques mois après, WayForward m'a contacté. Je les connaissais parce que j'avais travaillé avec eux en 2012, au début où je faisais du pixel art, j'étais encore en France. J'avais travaillé sur un jeu Adventure Time qui était sorti sur Wii et sur DS. On était une pelletée de pixel artists, tous ceux que tu pouvais trouver sur Twitter à l'époque, dont Paul Robertson. Il y avait vraiment du monde parce qu'il y avait besoin de beaucoup d'animation. Ca s'était très bien passé, j'avais une bonne image de WayForward, j'ai toujours joué à leurs jeux : les Shantae, les Mighty Switch Force... J’ai toujours bien aimé ça. C'est une compagnie "à licences", c'est pas forcément une étiquette très flatteuse, mais leurs productions je les trouve bien, ça tient vraiment la route. Et dans la scène pixel art, c'est un bel emblème. Aujourd’hui ils en font moins, ils font plus de jeux en 3D, mais ils continuent quand même à faire des jeux en pixel art à côté. Le dernier qu’ils ont sorti, ça devait être The Mummy Demastered. J'avais un bon contact humain avec eux à l'époque, ça a été une bonne expérience.
Donc ils m'ont contacté, mais WayForward ils sont gros, c'est quand même une boîte de 150 personnes. En même temps, j'ai été contacté par Playtonic, ils avaient lancé leur branche publishing, Playtonic & Friends. En voyant les deux, je me dis que Playtonic ça a l'air vraiment plus petit, mais en même temps ils ont ces belles références. Le gars qui m'avait envoyé un email avait bossé chez Rare avant ça, il était fan des cinematic platformers. Donc je vais les rencontrer, et ça s'est très bien passé, je m'étais dit que ça avait l'air de rouler. WayForward, je n'avais pas donné suite, je m'étais dis que ça allait être trop gros, que ça ne me correspondait pas. Et finalement, ça a été tout le contraire, j'ai trouvé leur approche vraiment très humaine, très famille. Tu as l'impression qu'ils prennent ton projet, mais qu'ils ne veulent pas le changer, juste t'aider.
Le truc, c'est qu’ils sont nouveaux en publishing. Le jeu qu'ils ont publié avant moi, c'était Dawn of the Monsters de 13AM Games, c'était leur premier jeu. Ils étaient nouveaux donc ils n’arrivaient pas avec des règles établies de gros publisher, ils n'avaient pas envie de te sucer le sang. C'était vraiment cool, ils me proposaient de prendre plein de choses en charge comme rajouter les portages PlayStation et Xbox, payer pour la localisation dans les autres langues que je n'avais pas prévues, ils géraient même mes backers de Kickstarter pour leur envoyer les codes... Plein de trucs que je n'ai même pas eu besoin de demander.
Du coup, leur implication dans le développement du jeu, ça s'est limité à la partie “administrative” ? Ils n’ont pas eu leur mot à dire sur ce que tu voulais faire du jeu en lui-même ?
Non, pas vraiment. Ils ont joué au jeu. Du moment où ils m'ont contacté jusqu'à la fin, il devait manquer trois niveaux peut-être, et je leur filais des démos tout le temps. Il y a même le big boss, Voldi Way, qui jouait au jeu les week-ends et me disait “je suis coincé là, est-ce que c'est moi qui suis nul ou… attends, c'est bon, j'ai trouvé, laisse tomber, c'est moi qui suis nul”. Super casual dans l'approche du jeu. Ils n’ont rien eu à redire sur le level design, que des compliments, donc je suis plutôt content. Après, on connaît tous les limitations de Lunark, des détails du genre : jJ'ai des ascenseurs et contrairement à Flashback, si mon personnage est sur un ascenseur, il ne peut plus bouger, il ne peut pas tourner ou se baisser. C'est con, mais en termes de code, je sais que ça rajoutait trop de choses complexes à ce moment du développement. Et malgré ces “lacunes”, ils ont vraiment pris le jeu pour ce qu'il était et ils ne m'ont pas demandé d'en rajouter ou de le modifier. Ils m'ont proposé de l'aide, mais plus pour des ajouts comme un générique de fin avec une chanteuse, parce que c'est le genre de truc qu'ils aiment faire, ou doubler les voix des personnages, un dessin animé en intro... Des choses comme ça. On a convenu que c'était trop tard pour ajouter ce genre de choses, et que le dessin animé en intro, ça aurait clashé avec le style rotoscoping qu’il y a tout au long du jeu, ou alors il aurait fallu le faire aussi en rotoscoping et ça aurait été un peu un peu compliqué. Ils ont vraiment laissé le jeu tel qu'il est, en respectant ma vision. Ça leur a plu comme ça, donc tant mieux.
Il y a un nom qui revient très souvent depuis un peu plus d'une heure maintenant, c'est Flashback, ça paraît évident qu'on parle de lui. Est-ce que tu n’as pas peur qu'on compare ton jeu à Flashback ? Qu'on te dise “c'est juste Flashback avec des plus gros pixels” ? Quelles seraient les plus grosses différences entre Lunark et le Flashback d'il y a 30 ans ?
Déjà je n’ai pas peur dans le sens où ça fait quatre ans qu'on me le dit (rires). J'ai l'habitude. Mais après, je l'assume complètement. Lunark le porte sur lui depuis le Kickstarter que c'est un hommage très appuyé à Flashback. C'est parti de moi qui voulait convertir Flashback pour PICO-8, dans un fantasme de mock-up. Donc je ne renie pas que tout ce qui a déclenché Lunark, c'est Flashback. Je pourrais le défendre et dire que je n’ai pas copié Flashback mais Prince of Persia, mais c'est sûr que la plus grosse influence, c'est Flashback, parce que je voulais rejouer à un Flashback sans que ce soit Flashback ou un Flashback 2, et qui me procure les mêmes sensations qu'à l'époque - mais pas en 3D, pas en 2.5D, avec du bon vieux pixel art, avec des bonnes vieilles cinématiques en rotoscoping. Et je ne pouvais pas jouer à un jeu comme ça parce qu'il n’en existait plus ou quasi plus. Donc, je m'étais dit que la meilleure façon de l'avoir, c’est de le faire pour tous ceux qui, comme moi, veulent jouer à un jeu dans cet esprit-là. Mais j'essaie d'être toujours objectif : je sais que le jeu ressemble énormément à Flashback.
Mais je sais aussi qu'il a vraiment trouvé son identité au fur et à mesure du développement et qu'il est beaucoup plus axé sur le storytelling. On parle à beaucoup plus de NPC, il est vraiment différent dans son gameplay. Il y a des niveaux où tu n'as pas ton arme, et tu dois faire du stealth jusqu'à ce que tu la récupères, donc tu dois puncher les gens par derrière, des trucs comme ça. Il y a un niveau avec des petites quêtes que des NPCs te demandent de faire. Les derniers niveaux ressemblent beaucoup plus à des donjons de Zelda par exemple : tu dois tirer sur des interrupteurs qui vont ouvrir des portes, te dépêcher de passer avant que les portes se referment, des choses comme ça que tu ne retrouves pas vraiment dans Flashback. Le jeu trouve son identité et s'éloigne vraiment de Flashback je pense.
Mais je ne peux pas contester, si les gens me disent “c'est Flashback, tu l'as copié !”.. .ça dépend comment ils le disent, ça dépend à quel point. Il y a des gens qui font des commentaires avec lesquels je ne suis pas d’accord, qui me disent “t'as pris les animations et tu les as diminuées de taille” ou “le level design, c'est exactement le même”... Clairement pas. Tout est redessiné à la main. Les animations se ressemblent, mais d'un autre côté j'ai fait moi-même la rotoscopie quand je m'approche d'une falaise et que j'hésite pour ne pas tomber : devine quel geste tu fais quand tu t'arrêtes net au bord d’une falaise ? Le même que dans Prince of Persia et Flashback. Je pourrais essayer de me défendre de ne pas avoir copié, mais entre inspiration et copie, la barrière est très mince. Mais si on va par là… Regarde Flashback quand il est sorti par rapport à Prince of Persia. J’ai lu dans le livre de Jordan Mechner, où il a un entretien avec Éric Chahi qui lui demande pourquoi il a clashé avec Delphine Software à l'époque : c'est parce qu'il trouve que Paul Cuisset a pompé sur Prince of Persia !
Ca a été une des choses pour lesquelles j'ai dû me contraindre sur Lunark : m'arrêter quand je trouvais ça assez bon, et ne pas continuer à revenir sans cesse sur mon travail. Ça a été le plus dur, mais je crois que c'est quelque chose que j'ai réussi à faire, me forcer à avoir une discipline pour justement ne pas revenir trop en arrière. Je l'ai fait quelques fois, pour de la cohérence dans le jeu ou améliorer deux trois pétouilles, mais pas tant que ça.
Il y a aussi le fait que tu partais avec des limitations qui ont pu brider quelque part ta créativité ?
C'est sûr mais tu es obligé : quand tu fais tout tout seul, avec un budget limité, avec un temps qui passe à fond la caisse, les backers derrière qui te rappellent à l'ordre, les updates que tu dois faire sur Kickstarter… À chaque fois que je postais une update, deux mois après je regardais l’update d'avant et j'avais l'impression de n'avoir rien fait, je me demandais comment j'allais pouvoir justifier ça et je paniquais. Donc il fallait vraiment que j'avance.
Lunark, pour moi c’est un petit jeu. Tout le monde le compare à Flashback, Prince of Persia... mais pour moi, je ne suis pas au niveau d'un Flashback en termes de gameplay, de mécaniques. Le jeu est plus long, il a plus de musiques, plus d'animations - grâce aux outils d'aujourd'hui qui m'ont permis d'en produire plus tout seul que ce dont on était capables capable à l'époque. Mais je n'ai jamais prétendu que je ferais mieux. Pour moi, ça reste un jeu d'une personne et j'ai essayé d'accepter ça et de ne pas faire croire qu'on est vingt dessus : je suis tout seul, ça sera ce que ce sera, j'avance et je ne reviens pas en arrière. En tout cas, le moins possible. À la fin, je savais que le challenge ça serait d'expliquer aux gens que le jeu est fait par une personne.
J'avais beau avoir un publisher, ils n'ont pas participé à la production. Le plus dur je trouve, ce sont les attentes des joueurs, leur faire passer le message : oui, c'est un jeu qui dure 5-6 heures, ne vous attendez pas à des features de fou, à faire du crafting ou du farming, ça reste un jeu linéaire, une aventure avec une histoire, un début et une fin, il n'y a pas 400 fins différentes.
C'est vrai qu’au niveau programmation, j’ai perdu beaucoup de temps dans le sens où finalement, j'ai fait mes classes sur ce jeu.
Tu as dit que ce qui t'avait peut-être posé le plus de difficultés, c'était le code, parce que c'est vraiment pas ton truc. Il me semble que tu disais aussi tout à l'heure que tu avais estimé à deux ans de temps de développement - tu en auras mis le double, c'est pas grave, ça arrive. Qu'est-ce qui t'a le plus ralenti ? C'était une très mauvaise estimation de ta part, ou il y a vraiment des choses sur lesquelles tu as buté pendant le dev et qui ont pris beaucoup plus de temps que ce que tu avais estimé ?
Je pense que c'était ambitieux de prévoir autant de scènes en rotoscoping. Il y a trente-cinq scènes rotoscopées de toutes les tailles. Ça je l'avais storyboardé, donc je devais un peu m'y tenir pour que le scénario et le jeu fonctionnent. Il y a même, à un moment, des niveaux où il manquait une scène de rotoscopie que j'avais jamais eu le temps de faire. Ca fait un mois que je l'ai faite, alors qu’y a un mois, j'avais déjà fini quasiment tout le jeu. Là, on est dans la dernière ligne droite, donc j'ai vraiment rajouté ça à la dernière minute parce que ça manquait vraiment entre ces deux niveaux. Comme j'avais plus de temps, que WayForward s’occupait de la communication, j'ai pu la rajouter. Donc globalement, graphiquement, ça a été le rotoscoping : quand je bossais sur cette scène en trois actes, où j'ai fait de la 3D, ça a été un mois de boulot peut-être. Ça, ça a été le pire.
Après, c'est vrai qu’au niveau programmation, j’ai perdu beaucoup de temps dans le sens où finalement, j'ai fait mes classes sur ce jeu. Je savais programmer un jeu de game jam jusqu'à présent, mais faire un jeu de A à Z avec un système de sauvegardes, avec une gestion des contrôleurs, avec un menu, quelque chose qui ne crashe pas, c'est autre chose, et ça m'a demandé beaucoup d'efforts. Puis à peu près en milieu de production, quand je savais que j'allais devoir commencer à envisager le portage Switch, que je commençais à acheter le module pour exporter les jeux Game Maker et quand j'ai reçu le Dev Kit de Nintendo, là, j'ai fait appel à un ami qui était spécialiste en Game Maker.
Topher Anselmo, c'est ça ?
Exact. Ca a été la meilleure décision de ma vie - et j'aurais dû lui demander avant, il a travaillé tellement vite et tellement bien ! Il a regardé mon travail, il a regardé les menus et il m'a dit : ”... je pense que je vais les refaire”. Et il les a refaits à l'identique, mais la structure derrière, ça tient la route, c'est évolutif. Il a aussi fait en sorte que le système de sauvegardes soit console-friendly, parce que j'utilisais des fichiers .ini pour sauvegarder alors qu'il faut utiliser du JSON. Bref, des choses un peu techniques qui me dépassaient à l'époque. Ca a été génial, ça m'a permis de repartir sur des meilleures bases et de façon plus sereine, plus confiante aussi sur le devenir du jeu.
Après, WayForward s'occupe des ports PlayStation et Xbox. Ils font appel à un développeur qui malheureusement est en Ukraine. Le pauvre, il essaie de travailler quand il n'a pas de coupure d’électricité. En tout cas, il semble bien s’en sortir jusqu'à présent, il arrive à nous fournir des builds. Quand la guerre a éclaté là-bas pour de bon, c'est lui qui nous a dit que ça allait être compliqué et qu'on devrait essayer de trouver quelqu'un d'autre. On n'avait pas vraiment d'urgence, on ne savait pas combien de temps le conflit allait durer et moi je me sentais mal de lui enlever le projet. Du coup j'ai vu avec WayForward, et on s'est mis d'accord pour lui laisser le projet. Malheureusement, la situation ne s'améliore pas, donc c'est un peu plus long d'avoir des réponses de sa part, qu’il upload des builds... mais ça avance.
En fait, j'avais jamais prévu de trouver un publisher pour Lunark [...] je voulais juste être seul.
Et pour la Switch, le deal que j'ai avec WayForward, c'est que je suis en charge des versions PC et Switch. Donc pour la Switch, j'ai fait appel à une autre personne, Oscar Gonzales, un californien je crois, il avait déjà publié un de ses jeux sur Switch donc il avait un peu de bouteille. Il a pris le projet, il a vu que ce qu'avait fait Topher était déjà plutôt clean et donc il m'a pas mal accompagné. Sur Discord, on faisait du partage d'écran, il m'a aidé à mettre le jeu au point pour la Switch. Mais en fait avec Game Maker c'est vraiment pas si compliqué, je n'ai pas eu beaucoup de choses à changer. Voilà donc ceux qui ont été mes deux aides pour la partie programmation et qui ont fait en sorte que le jeu est ce qu'il est aujourd'hui
Et le rapprochement avec WayForward, ça s'est passé comment ? Tu les connaissais d'avant ou ce sont eux qui ont vu le jeu et qui sont venus te chercher ?
Les deux ! En fait, je n'avais jamais prévu de trouver un publisher pour Lunark. Je voulais rester indépendant, m’auto-publier, tout faire tout seul. Et quand tu fais un Kickstarter, tu es toujours sollicité par des publishers plus ou moins connus. Si t'es chanceux, Devolver vient te voir tout de suite, mais ça n'a pas été mon cas. Donc j'ai eu plein de demandes de petits publishers, tous très gentils, mais à ce moment-là et vu leur taille, je ne voyais pas trop ce qu'ils pouvaient m'apporter. Donc j'ai toujours refusé, je ne voulais pas de publisher, jusqu'au premier contact avec WayForward. Ca a été long entre le moment où on s'est contactés, et celui où on a signé, des mois voire un an, vraiment long.
Tout au long de la production de Lunark, j'ai eu quelques demandes ponctuelles, quelques opportunités. Sur Twitter, quand je commençais à parler du jeu un peu plus sérieusement, Devolver a rebondi sur un tweet et qui m'ont dit en privé “pitche-nous ton jeu”. Je me suis dit que j'allais pas laisser passer ça, avec eux je me voyais faire des ventes de malade, devenir riche (rires). Donc j'ai tenté avec eux : ils ont un système assez démocratique, ils font des réunions en interne tous les mois et il faut que tous les participants valident pour qu'ils acceptent de publier un titre.Malheureusement, ça ne s'est pas fait pour Lunark. Ça devait être en décembre 2020 et après ça, j'ai été un peu refroidi des publishers, et je me suis résigné à continuer tout seul.
Quelques mois après, WayForward m'a contacté. Je les connaissais parce que j'avais travaillé avec eux en 2012, au début où je faisais du pixel art, j'étais encore en France. J'avais travaillé sur un jeu Adventure Time qui était sorti sur Wii et sur DS. On était une pelletée de pixel artists, tous ceux que tu pouvais trouver sur Twitter à l'époque, dont Paul Robertson. Il y avait vraiment du monde parce qu'il y avait besoin de beaucoup d'animation. Ca s'était très bien passé, j'avais une bonne image de WayForward, j'ai toujours joué à leurs jeux : les Shantae, les Mighty Switch Force... J’ai toujours bien aimé ça. C'est une compagnie "à licences", c'est pas forcément une étiquette très flatteuse, mais leurs productions je les trouve bien, ça tient vraiment la route. Et dans la scène pixel art, c'est un bel emblème. Aujourd’hui ils en font moins, ils font plus de jeux en 3D, mais ils continuent quand même à faire des jeux en pixel art à côté. Le dernier qu’ils ont sorti, ça devait être The Mummy Demastered. J'avais un bon contact humain avec eux à l'époque, ça a été une bonne expérience.
Donc ils m'ont contacté, mais WayForward ils sont gros, c'est quand même une boîte de 150 personnes. En même temps, j'ai été contacté par Playtonic, ils avaient lancé leur branche publishing, Playtonic & Friends. En voyant les deux, je me dis que Playtonic ça a l'air vraiment plus petit, mais en même temps ils ont ces belles références. Le gars qui m'avait envoyé un email avait bossé chez Rare avant ça, il était fan des cinematic platformers. Donc je vais les rencontrer, et ça s'est très bien passé, je m'étais dit que ça avait l'air de rouler. WayForward, je n'avais pas donné suite, je m'étais dis que ça allait être trop gros, que ça ne me correspondait pas. Et finalement, ça a été tout le contraire, j'ai trouvé leur approche vraiment très humaine, très famille. Tu as l'impression qu'ils prennent ton projet, mais qu'ils ne veulent pas le changer, juste t'aider.
Le truc, c'est qu’ils sont nouveaux en publishing. Le jeu qu'ils ont publié avant moi, c'était Dawn of the Monsters de 13AM Games, c'était leur premier jeu. Ils étaient nouveaux donc ils n’arrivaient pas avec des règles établies de gros publisher, ils n'avaient pas envie de te sucer le sang. C'était vraiment cool, ils me proposaient de prendre plein de choses en charge comme rajouter les portages PlayStation et Xbox, payer pour la localisation dans les autres langues que je n'avais pas prévues, ils géraient même mes backers de Kickstarter pour leur envoyer les codes... Plein de trucs que je n'ai même pas eu besoin de demander.
Du coup, leur implication dans le développement du jeu, ça s'est limité à la partie “administrative” ? Ils n’ont pas eu leur mot à dire sur ce que tu voulais faire du jeu en lui-même ?
Non, pas vraiment. Ils ont joué au jeu. Du moment où ils m'ont contacté jusqu'à la fin, il devait manquer trois niveaux peut-être, et je leur filais des démos tout le temps. Il y a même le big boss, Voldi Way, qui jouait au jeu les week-ends et me disait “je suis coincé là, est-ce que c'est moi qui suis nul ou… attends, c'est bon, j'ai trouvé, laisse tomber, c'est moi qui suis nul”. Super casual dans l'approche du jeu. Ils n’ont rien eu à redire sur le level design, que des compliments, donc je suis plutôt content. Après, on connaît tous les limitations de Lunark, des détails du genre : jJ'ai des ascenseurs et contrairement à Flashback, si mon personnage est sur un ascenseur, il ne peut plus bouger, il ne peut pas tourner ou se baisser. C'est con, mais en termes de code, je sais que ça rajoutait trop de choses complexes à ce moment du développement. Et malgré ces “lacunes”, ils ont vraiment pris le jeu pour ce qu'il était et ils ne m'ont pas demandé d'en rajouter ou de le modifier. Ils m'ont proposé de l'aide, mais plus pour des ajouts comme un générique de fin avec une chanteuse, parce que c'est le genre de truc qu'ils aiment faire, ou doubler les voix des personnages, un dessin animé en intro... Des choses comme ça. On a convenu que c'était trop tard pour ajouter ce genre de choses, et que le dessin animé en intro, ça aurait clashé avec le style rotoscoping qu’il y a tout au long du jeu, ou alors il aurait fallu le faire aussi en rotoscoping et ça aurait été un peu un peu compliqué. Ils ont vraiment laissé le jeu tel qu'il est, en respectant ma vision. Ça leur a plu comme ça, donc tant mieux.
Les derniers niveaux ressemblent beaucoup plus à des donjons de Zelda [...] des choses comme ça que tu retrouves pas vraiment dans Flashback.
Il y a un nom qui revient très souvent depuis un peu plus d'une heure maintenant, c'est Flashback, ça paraît évident qu'on parle de lui. Est-ce que tu n’as pas peur qu'on compare ton jeu à Flashback ? Qu'on te dise “c'est juste Flashback avec des plus gros pixels” ? Quelles seraient les plus grosses différences entre Lunark et le Flashback d'il y a 30 ans ?
Déjà je n’ai pas peur dans le sens où ça fait quatre ans qu'on me le dit (rires). J'ai l'habitude. Mais après, je l'assume complètement. Lunark le porte sur lui depuis le Kickstarter que c'est un hommage très appuyé à Flashback. C'est parti de moi qui voulait convertir Flashback pour PICO-8, dans un fantasme de mock-up. Donc je ne renie pas que tout ce qui a déclenché Lunark, c'est Flashback. Je pourrais le défendre et dire que je n’ai pas copié Flashback mais Prince of Persia, mais c'est sûr que la plus grosse influence, c'est Flashback, parce que je voulais rejouer à un Flashback sans que ce soit Flashback ou un Flashback 2, et qui me procure les mêmes sensations qu'à l'époque - mais pas en 3D, pas en 2.5D, avec du bon vieux pixel art, avec des bonnes vieilles cinématiques en rotoscoping. Et je ne pouvais pas jouer à un jeu comme ça parce qu'il n’en existait plus ou quasi plus. Donc, je m'étais dit que la meilleure façon de l'avoir, c’est de le faire pour tous ceux qui, comme moi, veulent jouer à un jeu dans cet esprit-là. Mais j'essaie d'être toujours objectif : je sais que le jeu ressemble énormément à Flashback.
Mais je sais aussi qu'il a vraiment trouvé son identité au fur et à mesure du développement et qu'il est beaucoup plus axé sur le storytelling. On parle à beaucoup plus de NPC, il est vraiment différent dans son gameplay. Il y a des niveaux où tu n'as pas ton arme, et tu dois faire du stealth jusqu'à ce que tu la récupères, donc tu dois puncher les gens par derrière, des trucs comme ça. Il y a un niveau avec des petites quêtes que des NPCs te demandent de faire. Les derniers niveaux ressemblent beaucoup plus à des donjons de Zelda par exemple : tu dois tirer sur des interrupteurs qui vont ouvrir des portes, te dépêcher de passer avant que les portes se referment, des choses comme ça que tu ne retrouves pas vraiment dans Flashback. Le jeu trouve son identité et s'éloigne vraiment de Flashback je pense.
Mais je ne peux pas contester, si les gens me disent “c'est Flashback, tu l'as copié !”.. .ça dépend comment ils le disent, ça dépend à quel point. Il y a des gens qui font des commentaires avec lesquels je ne suis pas d’accord, qui me disent “t'as pris les animations et tu les as diminuées de taille” ou “le level design, c'est exactement le même”... Clairement pas. Tout est redessiné à la main. Les animations se ressemblent, mais d'un autre côté j'ai fait moi-même la rotoscopie quand je m'approche d'une falaise et que j'hésite pour ne pas tomber : devine quel geste tu fais quand tu t'arrêtes net au bord d’une falaise ? Le même que dans Prince of Persia et Flashback. Je pourrais essayer de me défendre de ne pas avoir copié, mais entre inspiration et copie, la barrière est très mince. Mais si on va par là… Regarde Flashback quand il est sorti par rapport à Prince of Persia. J’ai lu dans le livre de Jordan Mechner, où il a un entretien avec Éric Chahi qui lui demande pourquoi il a clashé avec Delphine Software à l'époque : c'est parce qu'il trouve que Paul Cuisset a pompé sur Prince of Persia !