Développement durable
Le mois dernier, deux studios qui s'étaient construit une réputation sur la création de jeux originaux ont définitivement quitté l'industrie. D'un côté, Elixir studio – de l'ex-Bullfrog Demis Hassabis – créateur d'Evil Genius et de l'ambitieux Republic. De l'autre, Oddworld Inhabitants – de Lorne Lanning – à l'origine de l'insolite série Oddworld. Le premier a fermé les portes par manque de soutien de son éditeur, l'autre a jeté l'éponge avec des mots très durs pour Electronic Arts (EA) et se tourne vers la production de films d'animation. Ce ne sont là que les derniers noms qui viennent s'ajouter à la liste sans cesse croissante des studios disparus. Et bien sûr, comme d'habitude, toute l'industrie se répand en larmes de crocodile et s'apitoie sur le sort de ces pauvres développeurs dits "indépendants", inexorablement voués à l'extinction.
Sauf que voilà : en réalité ces développeurs sont aussi indépendants que des fumeurs de crack et pleurnicher bruyamment n'y changera rien.
Vite fait, bien fait, petit rappel des méfaits
Pour ceux qui ne connaissent pas le fonctionnement typique de l'industrie du jeu vidéo, en voici une représentation :
On peut compliquer le modèle à loisir en précisant la place des constructeurs de consoles et des opérateurs télécoms ou en détaillant l'ensemble des flux financiers. Il existe aussi une multitude de variations pour couvrir les cas des nouveaux intermédiaires ou d'acteurs qui regroupent plusieurs fonctions comme, par exemple, celui des éditeurs comprenant des studios intégrés.
Dans tous les cas, on dispose d'une grille de lecture simple et efficace qui consiste à rechercher qui contrôle quoi. Donc, si l'on s'en tient au schéma de base, on s'aperçoit que les studios communément appelés indépendants sont en réalité dépendants :
- du réseau de distribution physique
- d'une source de financement unique en aval de la chaîne
Le problème c'est que cette double dépendance fragilise les studios qui sont, dans les faits, complètement soumis au bon vouloir des éditeurs. Ces derniers profitent de leur position oligopolistique en poussant les studios dans une guerre des budgets et des conditions contractuelles qui résulte systématiquement dans la perte du copyright attaché à leur création, si ce n'est pire. En somme, le jeu et tous ses éléments appartiennent à l'éditeur et le studio n'a plus qu'à retourner sur le trottoir.
Plus grave encore, les éditeurs exercent fréquemment un contrôle créatif mal venu et mal vécu : trop de cadres, souvent issus de la grande distribution, ne font pas vraiment la différence entre un jeu vidéo et une boîte de céréales. Ils savent difficilement reconnaître un bon projet d'un mauvais. En témoigne la masse de clones insipides qu'ils régurgitent à longueur d'année. En témoigne également le fait qu'un projet de Will Wright – game designer confirmé s'il en est, à l'origine de la série des SimCity – a failli être annulé quatre fois par EA avant de devenir le jeu le plus vendu de l'histoire du PC : les Sims.
Comme si tout cela ne suffisait pas, la place disponible dans les rayons des distributeurs ainsi que les budgets marketing sont limités. Les éditeurs vont donc opérer des choix entre les différents produits dont ils disposent. Ces choix se font toujours en faveur des jeux qui sont les plus rentables pour eux : c'est-à-dire, en général, leur production interne. C'est cette limitation qui explique qu'ils préfèrent se concentrer sur quelques licences phares qu'ils exploitent à l'écœurement plutôt que de prendre des risques sur de nouveaux titres. En conséquence, même (voire surtout) s'il parvient à conserver le contrôle créatif et patrimonial de son jeu, un studio n'est jamais assuré que son éditeur lui fera la place qu'il mérite. C'est ce qui est arrivé à Oddworld Inhabitants et à bien d'autres avant eux.
Reprendre le contrôle
Bien sûr, l'indépendance absolue est illusoire : on reste toujours dépendant de quelqu'un ou de quelque chose. Dans un studio de jeu, on est d'abord lié aux autres membres de son équipe, à leurs compétences. On travaille avec de nombreux fournisseurs et prestataires. Il ne s'agit évidemment pas de s'extraire de toutes ces relations mais uniquement de celles qui exercent une pression intolérable. Celles qui, à terme, mettent le studio en péril.
Or il me semble que l'urgence pour les développeurs indépendants, c'est bien de parvenir à nouveau à créer des jeux originaux. Car il est clair qu'il n'y a plus rien à faire sur le terrain de prédilection des éditeurs : celui des jeux à licence et des concepts éprouvés. A ce jour, très peu d'indépendants peuvent se permettrent de rivaliser frontalement avec les multinationales du jeu vidéo, leurs budgets pharaoniques et la qualité indéniable de certains de leurs titres. Mais beaucoup pourraient profiter de leur agilité pour retrouver une certaine liberté de ton et, avec un peu de chance, regagner le coeur des joueurs.
Pour reprendre cet indispensable contrôle créatif il faut donc s'affranchir des contraintes de financement et de distribution propres à l'industrie. Autofinancement, capital-risque, garanties de bonne fin, éditeurs par territoire, aides à la production, développement sur plateformes alternatives, sur Internet, en tant que support promotionnel, etc. Tous les moyens sont bons pour chercher des niches, innover sur le gameplay et conquérir enfin cette véritable indépendance sur laquelle peut se construire le futur.
Diversité contre monoculture
A bien y regarder, ce conflit entre créateurs et éditeurs/distributeurs n'a rien de nouveau. On retrouve la même chose dans les autres industries culturelles : il n'y a pas si longtemps le chanteur Prince, obligé de changer de nom pour contourner un contrat léonin, chantait avec le mot esclave écrit sur sa joue. La musique et le cinéma regorgent d'exemples de ce type : les mêmes causes produisant les mêmes effets. Une concentration excessive des distributeurs entraîne toujours une atrophie de la variété de l'offre au détriment des producteurs… et des consommateurs !
Actuellement dans le jeu vidéo, les grands éditeurs qui permettent l'accès au réseau de distribution physique entrent en phase finale de concentration. Ce serait catastrophique pour les créateurs et les joueurs si Internet n'offrait pas une excellente alternative grâce à sa capacité de distribution illimitée et décentralisée. Les plus observateurs n'auront d'ailleurs pas manqué les manoeuvres de certains gros développeurs indépendants comme Bioware ou Valve, qui se préparent doucement à couper le cordon ombilical en créant leurs propres structures de distribution numérique. Avec eux, un foisonnement de petits studios contribuera à recréer la diversité nécessaire à l'éclosion de titres originaux. Il ne restera plus aux joueurs qu'à faire le tri pour dénicher les perles rares.
Choisir sa voie
Avec l'arrivée de la nouvelle génération de consoles, il est probable que la tendance actuelle s'accélère. En simplifiant un peu, on aurait alors deux industries parallèles.
L'une, pré-carré des majors et leurs serviteurs, serait celle de jeux n'offrant que des variations mineures sur les classiques mais avec des budgets de production qui chiffrent en dizaines de millions d'euros et une qualité de réalisation toujours plus élevée. Cherchant à plaire au plus grand nombre, c'est la grande disney-ification du jeu vidéo, l'avènement d'un loisir interactif de masse avec quelques prises de risques isolées ici ou là.
La seconde, largement en ligne, serait celle des jeux de niche bizarres et décalés, produits avec les moyens du bord pour des résultats très inégaux. Souvent ignorés, certains trouveront leur public et quelques succès fulgurants pourraient même ébranler le système. En attendant, les deux modèles ont une place légitime et pour survivre les développeurs vont devoir choisir leur camp.
Ici à Mekensleep, il y a déjà bien longtemps que nous avons décidé d'être indépendants. Férocement indépendants.