TEST
Sherlock Holmes : le crime était presque parfait
Développeur / Editeur : BigBen Interactive Frogwares
« Quel sale boulot, décidément. » John Hohoon écrasa sa cigarette de marque PAQUET_NEUTRE dans le cendrier. Il venait de recevoir un de ces appels qui ne font plaisir à personne. Pas à la police, qui n’avait pas besoin d’un énième meurtre de célébrité, pas à la presse, qui raffole de ces affaires jusqu’à ce que ça se produise chez eux, et surtout, pas à John, qui déteste sortir de son astreinte single-maltée pour aller aider des sous-doués à faire leur travail. « La rançon du talent », pensa-t-il. « Quand la police échoue, c’est moi qu’on appelle. Quand un jeu fait une tentative d’usurpation d’identité, c’est moi qu’on appelle. Quand il s’agit de s’infiltrer dans une prison pour découvrir la vérité, c’est moi qu’on appelle. » Et cette nuit, un assassinat. « Eh merde, tiens. » John enfila son imperméable, prit son badge de détective privé et claqua la porte du cabinet. Direction le hall d’entrée de Metacritic.
« Saleté de journaleux. » Avec le temps, John avait acquis une saine horreur de ce métier de scribouillards sur lequel la modernité avait fait son œuvre. Leurs articles remplis de fautes d’orthographe. Leurs liens putaclic. Leur recopiage de dépêches AFP. Leurs « articles » best-of de la twittosphère. « Et fallait que ça tombe chez les pires. » Les journalistes du JV, avec leur tendance au publirédactionnel, leurs articles consensuels et leurs voyages « présentation de jeu à Hawaï » tous frais payés par les éditeurs.Un policier s’approcha de John et le salua avec l’ardeur d’un homme qui savait qu’on allait lui mâcher le travail.
— « Merci d’être venu, John ! Pour tout vous dire, on commençait à sécher sévère. »
— « Vous séchez tellement souvent que vous seriez plus utile dans un lavomatic, McCree. Bon, on a quoi ? »
— « Caucasien mâle, 5,9 pieds, marron cheveux, répond au nom de Sherlock Holmes. »
Un frisson parcourut l’échine de John. Sherlock Holmes. La star. La légende. Le saint patron du métier. Le type capable de savoir que tu es allé au bordel en examinant un paquet de riz dans ta cuisine. « Putain. Cette tanche de Poirot avec son insupportable moustache, je veux bien. Ces débiles du NCIS qui tapent à deux sur un clavier, OK. Mais Sherlock quoi, non, merde. »
John avala sa salive.
— « Cause de la mort ? »
— « Une note de calibre 66/100 dans le dos. »
— « Une note JV de 66/100 ? Ça vaut quoi, en équivalent notation normale, ça ? »
— « Environ moins douze sur vingt, John ».
— « Pute vierge !… » John se ressaisit immédiatement. « …Circonstances de la mort ? »
— « Apparemment, il sortait de son évaluation Metacritic quand on lui a tiré dans le dos. D’après les évaluateurs, qui ont accouru quand ils ont entendu le tir, il est mort sur le coup. »
— « Et qui d’autre était présent ? »
— « Son développeur, Frogwares, et son éditeur, Bigben Interactive. »
— « Et personne n’a vu le meurtrier ? »
— « Personne ».
— « Combien d’évaluateurs étaient présents au total ? »
— « Six. »
— « Seulement six ? Et vous appelez ça une note Metacritic ? »
— « C’est pas moi qui écrit les règles, John. »
John contint sa rage avec la maîtrise d’un professionnel qui a réussi à voir l’amateurisme des journalistes de BFM lors de l’assaut du Super Casher sans casser sa télé. Sherlock, il l’avait vu il n’y a pas si longtemps. Il n’y a même pas deux ans, à vrai dire. Il venait de terminer ce qui était sa meilleure série d’enquêtes à ce jour. « Crimes and Punishments, il avait appelé ça. Du lourd, moins nanar que ses enquêtes précédentes, il avait même affiné son système de déduction et s’était refait une beauté pour l’occasion. »
Pourtant, dernièrement, John avait eu vent de diverses rumeurs à son sujet. Un comportement pour le moins étrange, pour ne pas dire suspect. Comme cette fois où Sherlock avait été vu en train de fuir une fusillade-couloir dans les bois avec un système de couverture lourd à souhait. Ou cette autre fois où il avait embauché un gamin pour filer un suspect, qui se retournait sans raison à intervalles réguliers et prévisibles, le forçant à se cacher derrière des tonneaux où « COVER » était inscrit en gros (le gamin aurait déclaré avoir dû s’arrêter pour nettoyer une cheminée au beau milieu de sa filature). On lui avait aussi parlé de cette fois où Sherlock, probablement bourré comme un quince, s’était retrouvé à recommencer la même baston 5 ou 6 fois de suite dans un pub à cause de QTE arbitraires. On l’avait vu épier les conversations de gens qui n’avaient pour choses à dire que des trucs improbables, comme parler à demi-mot d’un mec qui est pourtant assis en face d’eux. Enfin, on l’avait vu affublé d’une fille, qui lui avait un peu changé sa personnalité et donné des accents d’acteur de drama américain. Où était le Sherlock Holmes sociopathe qu’on aimait tous détester ?
Et malgré cela, John avait vu que Sherlock était resté le même à l’intérieur. Le Holmes de Crimes and Punishments n’était pas mort et on avait toujours plaisir à suivre ses affaires, à trouver des indices, à échafauder des théories et à accuser les bonnes personnes (ou pas). Alors, qui pouvait avoir intérêt à le descendre en lui faisant faire le mariole ? John, lui, a trouvé, car c’est un vrai pro. Mais toi, lecteur ? Voici les éléments, circonstanciels ou non, qui te permettront d’établir ton verdict :
- Le développeur, Frogwares, a choisi de faire confiance à un nouvel éditeur, Bigben, pourtant inconnu au bataillon des bons jeux ;
- Des témoins fiables auraient vu Frogwares voler plein de QTE au Bureau du FBI (Fausses Bonnes Idées) du jeu vidéo ;
- Frogwares aurait été vu simplifiant la moitié des énigmes du pauvre Sherlock et donnant l’option de les passer, même en difficile ;
- Metacritic a un certain passif dans le domaine de la sur-notation et de la sous-notation ;
- Sherlock et son entourage étaient quand même restés délicieusement kitsch par moments, par exemple pendant la session d’exorcisme pour faire flipper une vieille ;
- Le très sympathique système de déduction de Crimes & Punishments était toujours là.
Mon interprétation, c’est que Frogwares a tenté de donner un côté « action » à Sherlock pour parler à un plus large public, mais a fait le mauvais choix de recourir trop souvent à des QTE et à des mini-jeux relous, certainement parce qu’un gameplay véritablement « action » aurait fait peur aux amateurs de jeux d’aventure. Du coup, il prend le risque de s’aliéner sa base fidèle de joueurs, et les gens qui jouent aux jeux d’action. Le coroner n’a pas su dire si Sherlock était en fait mort ou vivant, mais en tout cas, s’il est toujours vivant, il aura tout intérêt à trouver un moyen de mieux intégrer ses excentricités à la trame du jeu la prochaine fois. Dans tous les cas, il n’était pas devenu antipathique au point de mériter une exécution en règle.