Conker : Live and Reloaded
Ecureuil pour adultes
Pendant que je calme mes nerfs sur un morceau de tissu qui se détache de mon jean, je les entends qui continuent à parler de mon jeu. Ils ne comprennent pas que je puisse prendre du plaisir à incarner un écureuil alcoolique, qui mange des carrés de chocolat pour remonter sa barre de vie. Ils trouvent l'univers gamin et se moquent de moi. Je ne prends même pas la peine de leur expliquer le contexte, que Conker a fait l'effet d'une bombe lorsqu'il est sorti en 2001 sur Nintendo 64, et que son humour adulte et scato était à l'époque complètement en avance sur son temps. Je ne leur explique pas non plus que Conker préfigurait, sans que personne ne s'en soit vraiment rendu compte, la reconquête progressive du public adulte par un média qui commençait à tourner en rond, et que tous les jeux matures qu'ils trouvent si cool aujourd'hui peuvent remercier Rare de son improbable coup de génie. De toute façon, ils s'en foutent, et moi aussi. Je m'allume une clope pour laisser filer mon exaspération. J'appuie sur Start et reprend ma partie là où je l'avais laissée. Mes potes rigolent de plus belle parce que je n'y arrive toujours pas. Le niveau est une sorte de mini-game, un cadeau bonus empoisonné où l'on doit sortir vainqueur d'une course de surf sur une rivière de lave en fusion. La map est étroite, bourrée de pièges, j'ai du mal à manipuler ma planche et je peste contre ces enfoirés de développeurs qui doivent se frotter les mains de m'avoir pourri ma journée.
Un bon jeu à l'usure ?
Et si mes potes avaient raison, finalement ? Si Conker était un mauvais jeu, et que je ne sois pas capable de m'en rendre compte ? Après tout, ça n'aurait rien d'étonnant. Sorte de monument érigé à la gloire d'une époque révolue, Conker est un vrai objet de fétiche revival. Une madeleine de Proust vidéoludique, aussi ringard dans son gameplay que drôle dans son écriture. Les mécaniques du jeu me rappellent mes vertes années passées sur Super Nintendo, à suer sang et eau sur la moindre merde que ma mère voulait bien m'acheter au supermarché du coin, et qui me faisait parfois plusieurs mois sans que je ne touche à un autre jeu. Le challenge était souvent insurmontable, mais je n'avais rien d'autre à jouer donc je m'en contentais. J'étais devenu un as, et j'aurais bouffé des Conker au petit déjeuner. A cette époque, la difficulté était une chose beaucoup plus relative qu'aujourd'hui. Les jeux nous avaient à l'usure, le genre qu'on abandonne en pestant parce qu'on refuse de passer une minute de plus sur un soft qui se fout ouvertement de notre gueule. Mais je peux vous dire qu'après une semaine complète à refaire les mêmes gestes, les mêmes parcours, avec un acharnement qu'on prendrait facilement pour de l'aliénation, aucun niveau, aussi difficile soit-il, n'était de taille à me résister. Dix ans plus tard, Conker ne fait pas exception, et après plusieurs jours de tentatives infructueuses, j'ai finalement réussi à finir cette foutue course en surf. Mes potes trouvent mon jeu de plus en plus nul, mais n'empêche, je suis vraiment trop fort.
L'enfer, c'est les autres
Malgré ma victoire, je ne me sens plus vraiment à l'aise et j'éteints ma console. En critiquant Conker, mes potes ont complètement cassé mon immersion. Un peu comme si enfant, on était venu m'arrêter en pleine partie de Chat pour m'expliquer que c'est un jeu stupide, illogique et régressif, et qu'il faut vraiment être un ringard pour gaspiller son temps à y jouer. Un jeu comme Conker, aussi flatte-rétine soit-il, ça ne se partage pas avec l'extérieur. Purement solo dans son gameplay, Conker l'est également dans son univers. Qu'il s'agisse de l'humour ou plus simplement de la construction des niveaux, le jeu de Rare, aujourd'hui comme hier, est une expérience délirante qui se savoure en solitaire. Ce qui explique d'ailleurs que le mode xbox-live du jeu, bien que formellement réussi, soit sans grand intérêt et définitivement déplacé. Conker est une grosse blague de potaches, un jeu complice où l'on s'éclate de la stupidité hilarante des développeurs comme on rirait des blagues pourries de ses amis. Et tout comme on n'explique pas une private joke à une personne extérieure à l'affaire, Conker est un jeu qui ne s'apprécie que dans l'intimité du rapport jeu / joueur. Un lien tellement puissant qu'il arrive à me faire oublier que je perd mon temps sur un jeu frustrant, castrateur, et qui ne consiste finalement qu'à enchaîner des séquences de jeu chiantes comme la mort dans l'espoir d'une cinématique qui, je le sais d'avance, me fera rigoler comme un goret. Chose qui ne risque pas d'arriver si les intrus qui squattent mon domaine ne débarrassent pas le plancher au plus vite.
Encore un niveau et j'arrête
Ma chambre a retrouvé son calme. Je termine un niveau rigolo où Conker, transformé en chauve-souris par un inquiétant aïeul grimé en Dracula, doit nettoyer le manoir de l'ancêtre envahi par une horde de villageois haineux. La maniabilité est crispante, et j'ai envie d'égorger le level designer à l'origine de cette idée de merde. Voilà où nous en sommes. Les mauvais niveaux de Conker ne sont jamais des accidents de parcours, des petites erreurs sur lesquelles on ferme les yeux avec compréhension. Oui, les niveaux sont souvent horripilants et les combats mal foutus, c'est comme ça. Mais, jouer à Conker, c'est signer un contrat tacite qui stipule, en tout petits caractères en bas de la page, que vous allez crier, pester, enrager contre la plupart des niveaux du jeu. Que vous en aurez assez. Que vous allez détruire la plupart de vos pads contre les murs. Mais aussi, et c'est bien là l'essentiel, que vous allez bien vous marrer. Là où le jeu vidéo moderne traite les joueurs comme des rois, et lui offre des mondes à découvrir sans aucune entrave, Conker explique simplement que, certes, on va se fendre la gueule, mais qu'il va falloir le mériter. Bah, on est plus à une effronterie près.