INTERVIEW
Factor Late Week GC 2016 - Sept ou huit questions à… Diane Landais et Elizabeth Maler (Accidental Queens)
Certes, des devs français à Cologne, il y en avait pas mal, mais des devs français qui ont le temps de boire un coup avec vous alors que vous n’avez pris absolument aucun rendez-vous avant de venir ici, c’est déjà plus rare. Et quand ces devs-là travaillent sur un jeu qui vous avait tapé dans l’œil plus tôt, alors là c’est l’étoile du Klondike. J’étais excité comme une puce à l’idée de causer avec Elizabeth et Diane, deux des créateurs de A Normal Lost Phone, ce jeu dont l’intrigue est entièrement racontée par les textos et les photos d’un smartphone imaginaire. Armé de canettes de Cacolac local, j’ai tâché de maintenir mon calme et d’entamer une conversation pas trop formelle, sur le modèle des échanges que mène David Wolinsky sur son excellent site Don’t Die. Je me dois de vous prévenir à l'insistance des développeuses, cette interview concerne un jeu narratif basé sur un mystère à résoudre, et par conséquent comporte des spoilers massifs ! Vous pouvez lire les premières questions sans problème, mais quand vous verrez l'émoji "alerte" (celui-là : ⚠️), vous ne pourrez pas dire qu'on ne vous a pas prévenus.
Allez-y, faites-moi le pitch habituel sur votre studio, ou plutôt devrais-je dire votre collectif ?...(*)
Elizabeth : On était quatre pendant la jam, on est monté à sept lorsqu’on a lancé la com' autour du jeu, et aujourd’hui nous sommes six.
Diane : C’était la Global Game Jam d’Angoulême qui se déroulait en même temps que le festival de BD. C'est à cette occasion qu’on a fait la première version de A Normal Lost Phone, et à la base, c’était plus pour s’amuser pendant 48 heures, et ça a pas mal décollé, plus que ce que l’on pensait...
Elizabeth : Carrément plus même, on n’avait pas spécialement fait de com, on en avait juste parlé à deux-trois amis, qui en ont parlé à deux-trois amis, qui étaient eux-même journalistes, qui eux-même avaient des amis youtubeurs...
Diane : Après, on avait un concept qui tenait vachement la route, et on s’est rendu compte assez vite...
Elizabeth : ...après l’avoir développé.
Diane : Ouais, sur le moment on se disait que c’était de la merde, c’est juste pour une game jam… mais après coup, on n’a pas voulu laisser le truc tomber, on a vu que ça décollait et que si on mettait un peu d’effort, on pourrait monter plus haut que ça. On a été invité à la GDC de San Francisco, on s’est rendu à A Maze...
Elizabeth : On a bénéficié de ce qu’on pourrait appeler un “pass diversité”, pour les gens qu’on ne croise pas souvent dans l’industrie du jeu vidéo. Ce n’est un passe qui s'appelle réellement comme ça : en gros, y’a pas mal de boîtes qui, à un moment X ou Y, aussi pour se dorer un peu leur image, offrent des pass, soit des pass étudiants genre “IDGA Scholarship” soit des pass spéciaux pour personnes issues de la diversité, ça leur coûte pas une fortune - mais par contre ils ne prennent rien en charge derrière.
Diane : C’est un peu win-win pour tout le monde. En fait, la GDC, on l’a faite en mode guérilla absolue.
Elizabeth : On distribuait des cartes de visite à la sortie des escalators ou dans le Starbucks d’à côté, on surveillait les pass des gens, et dès qu’on en voyait avec des couleurs intéressantes, genre “média” ou “finaliste de l’IGF”, on allait les voir...
Diane : L’idée, c’est networking à fond, on voulait choper la presse par tous les moyens possibles, avec nos cartes de visite et un jeu mobile qui se montre en 30 secondes.
Diane : Alors que notre jeu, on l’a un peu fait grâce à eux.
Elizabeth : Ça veut quand même dire quelque chose ! Et aussi des éditeurs qu’on a pu rencontrer et qui étaient très chauds de nous éditer… [le jeu sera finalement édité par Plug-In Digital, NDLR]
Elizabeth : Mais on n’y avait pas joué avant ! On l’a fait après coup.
Diane : Ah ben moi, je n’y ai toujours pas joué !
Elizabeth : Y’a deux autres jeux qui nous ont pas mal inspirés au moment de la game jam : Her Story, où j’avais beaucoup aimé le côté puzzle narratif, t’as plein d’éléments et à la fin ça fait tilt dans ta tête ; et aussi un jeu beaucoup moins connu, qui est même davantage une expérience interactive, qui s’appelle Wei or Die ; c’est gratuit et il faut absolument y jouer…
Diane : C’est l’histoire d’un week-end d’intégration qui a mal tourné…
Elizabeth : Voilà, en gros, un mec est mort au cours du week-end d’intégration, la police récupère toutes les vidéos tournées par les étudiants dans l’école de commerce, et toi, tu les visionnes… et à une même heure, il a pu se passer plusieurs choses dans différentes salles, t’as plein d’intrigues secondaires…
Diane : T’as le côté non linéaire et t’as le côté enquête, en fait.
Elizabeth : Pas de spoil, je l’ai pas encore fait !
⚠️ Le spoil massif commence maintenant ⚠️
Elizabeth : C’est le cas actuellement. On a un des premiers persos qui dit “Ah les femmes, quelle plaie !”, tu imagines les nanas, elles pourraient ne pas avoir envie de continuer à jouer…
Diane : On s’est même posé la question par rapport aux codes postaux qui apparaissent dans l’appli météo, combien de chiffres on met, par quoi ils se terminent…
Elizabeth : Et encore ! On a essayé de les rendre génériques, mais des fans sont tout de même venus nous dire “ah, ça commence par 85, c’est pas loin de La Roche-sur-Yon”, alors que ça n’a aucun sens, y’a pas une ville qui s’appelle comme celle du jeu à côté de La Roche-sur-Yon… À un moment donné dans le jeu, y’a un perso qui demande à un autre “t’as regardé la course automobile en Autriche” ? Et des fans sont venus dire que le jeu se passait en Autriche, pourtant y’a pas besoin d’être en Autriche pour suivre une compétition sportive autrichienne…
Elizabeth : C’est un aspect qui sera surtout développé dans la version finale, oui.
Diane : On a une démarche vachement inspirée de Life is Strange, pour le coup : on va rajouter une application de lecteur de musique, qu’on avait ni le temps ni les moyens de faire pour la game jam. Sauf que là, on a contacté pas mal de musiciens, et l’idée est de faire une playlist typée “radio” pour aussi raconter une histoire par ce biais. Qu’est-ce que t’écoutes quand t’as dix-huit ans, quel genre de paroles… Non seulement on pourra lancer l’appli et écouter la musique en fond pendant qu’on continue de jouer, mais en même temps ça sera un élément crédible de l’univers, qui nous servira à colorer le personnage. Très Life is Strange, sur ce point-là.
Diane : On a une démarche vachement inspirée de Life is Strange, pour le coup : on va rajouter une application de lecteur de musique, qu’on avait ni le temps ni les moyens de faire pour la game jam. Sauf que là, on a contacté pas mal de musiciens, et l’idée est de faire une playlist typée “radio” pour aussi raconter une histoire par ce biais. Qu’est-ce que t’écoutes quand t’as dix-huit ans, quel genre de paroles… Non seulement on pourra lancer l’appli et écouter la musique en fond pendant qu’on continue de jouer, mais en même temps ça sera un élément crédible de l’univers, qui nous servira à colorer le personnage. Très Life is Strange, sur ce point-là.
Elizabeth : C’est moi, en tant que scénariste, qui ai parlé de ça.
Diane : Voilà, ce n’était pas l’idée de base, on voulait avant tout faire un jeu narratif innovant dans la forme et dans le gameplay. Et toutes les problématiques liées au thème, c’est arrivé par Elizabeth. Ce n’est pas un hasard non plus ; si on s’est rapprochées pendant la game jam et qu’on a commencé à brainstormer ensemble, c’est parce qu’on sentait qu’il y avait un aspect safe dans cette équipe, on était trois nanas à la base…
Elizabeth : C’est vrai qu’on a pas fini de raconter l’histoire de la création du jeu.
Diane : En effet, on était juste trois nanas dans l’équipe de départ, ce qui est rare pour une équipe de game jam, et ce qui est rare dans le jeu vidéo en général. C’est aussi comme ça qu’on a compris qu’on pouvait aborder ce genre de thèmes-là…
Elizabeth : Moi je le savais parce que Diane, la graphiste (Estelle Charrié) et moi-même avons des amis en commun, et je savais que si on voulait parler de féminisme, de questions de genre et cætera, ça allait super bien passer.
Diane : C’est avant tout ce qui a permis de nous rapprocher et de bosser ensemble, parce qu’on avait besoin de se savoir dans un moment safe et de passer 48 heures avec des gens qui n’allaient pas nous casser les pieds avec ce genre de chose. Mais finalement, le thème s’est imposé assez vite, parce qu’on ne savait pas immédiatement quoi raconter…
Elizabeth : Surtout, le principe de la game jam - celle d’Angoulême en tout cas - c’est qu’on annonce le thème, ensuite les gens peuvent un peu discuter, ensuite ils pitchent. Et les équipes se font après les pitchs, du coup ça se remélange, etc. Et là on s’est dit : merde, on est trois nanas, si ça se trouve y’a un connard qui va nous rejoindre, qui va être super macho, super relou pendant les deux jours et il va nous gâcher notre truc, alors qu’est-ce qu’on pourrait dire pendant notre pitch pour éviter d’avoir des gros relous avec nous ?
Diane : Ouais, pour conserver cette ambiance safe, agréable…
Elizabeth : Du coup, moi, j’ai proposé : venez, on n’a qu’à dire qu’on allait parler des questions de genre dans le jeu ! On n’avait même pas décidé de quoi allait parler le jeu, on a juste dit qu’on allait parler de questions de genre dans le pitch, et du coup y’a un gars (Rafael Martínez Jausoro) qui est venu nous voir en nous disant que le thème l’intéressait, qu’il avait envie de parler de ça… et c’est comme ça qu’on s’est retrouvé à quatre. Et vu qu’il était venu parce qu’on avait dit qu’on parlerait de questions de genre, on s’est retrouvé à faire un jeu sur les questions de genre ! Mais sinon, on aurait pu faire un jeu sur la question de la culture du viol, ou…
Diane : ...ou même sur des trucs pas engagés, je pense ; enfin, je sais pas si toi, t’aurais pu écrire autre chose…
Elizabeth : Ouais, non, j’aurai pas pu...
Diane : Ouais, ou peut-être dans des univers différents.
Elizabeth : Reprendre la mécanique mais avec d’autres personnages.
Diane : C’est assez inépuisable, le fait d’utiliser des objets du quotidien pour raconter une histoire. C’est ce que tu disais tout à l’heure : là, c’est un téléphone, mais ça peut être un ordi portable, ça peut être un compte sur un site internet… tant que c’est un truc dans lequel il y a suffisamment de codes d’usage que tout le monde sait maîtriser, ça amène des interactions entre différents personnages, c’est ce qui permet de construire une histoire sans qu’il ait besoin d’avoir quelque chose d’actif. Finalement, dans le jeu, t’as quasiment rien d’actif. T’as pas de “j’ai dit ça” ou “j’ai fait dire ça à un personnage” : c’est juste, voilà ce qui s’est passé, tu le prends dans le sens que tu veux, et la vraie histoire, c’est celle de toi en train de jouer, pas celle qui est dans le jeu.
Elizabeth : Mais par ailleurs, pour l’inspiration même et sur l’écriture, on n’est pas parti uniquement du vécu de personnes trans. Vu que justement, on essaie de dire que les personnes trans sont des personnes dans leur ensemble et qu’elles ne sont pas juste définies par ça, par exemple…
Diane : Une personne trans, elle a aussi des messages de sa maman qui lui dit “je t’ai fait un gâteau, quand est-ce ce qu’elle vient ta pote ?”...
Elizabeth : … et qui est inspiré de ma maman qui faisait tout le temps des gâteaux pour mon frère !
Diane : C’est des relations, des potes que tout le monde peut avoir.
Elizabeth : Dans le jeu, y'a le personnage de Mélissa, qui est une fille super jalouse, ben je me suis inspirée d'une ancienne copine d'un pote à moi qui était super jalouse !
Diane : Mais là, si on en dit plus, on va finir par spoiler tout le jeu...
Diane : Une personne trans, elle a aussi des messages de sa maman qui lui dit “je t’ai fait un gâteau, quand est-ce ce qu’elle vient ta pote ?”...
Elizabeth : … et qui est inspiré de ma maman qui faisait tout le temps des gâteaux pour mon frère !
Diane : C’est des relations, des potes que tout le monde peut avoir.
Elizabeth : Dans le jeu, y'a le personnage de Mélissa, qui est une fille super jalouse, ben je me suis inspirée d'une ancienne copine d'un pote à moi qui était super jalouse !
Diane : Mais là, si on en dit plus, on va finir par spoiler tout le jeu...
(*) Accidental Queens n'était pas une personne morale au moment où s'est tenue l'interview. C'est désormais le cas aujourd'hui.
Erratum à 13h13 : la version précédente de l'article affirmait érronément que Diane et Elizabeth étaient étudiantes à l'ENJMIN d'Angoulême. Cette mention a été supprimée.
A Normal Lost Phone devrait sortir durant le premier trimestre 2017.