ARTICLE
Francis Sports, pour ESPN International
par Nicaulas,
email @nicaulasfactor
Lors de son remarqué passage chez les excités de Passe le Stick, Fougère a pu discuter e-sport et business, avant de débriefer tout ça chez nous. Mais si son plaisir coupable c'est de finir les solos de Call of Duty, vous devriez déjà savoir que le mien est plutôt rond, en cuir et avec 22 hommes ou femmes en sueur qui tentent de la mettre au fond. Et si le football, ou le sport professionnel en général, pouvait nous éclairer sur le futur de l'e-sport ?
sport : n.m. (étymologie : ancien français desport, désigne un amusement), 1) Activité physique visant à améliorer sa condition physique. 2) Ensemble des exercices physiques se présentant sous forme de jeux individuels ou collectifs, donnant généralement lieu à compétition, pratiqués en observant certaines règles précises. 3) Chacune des formes particulières de cette activité. (définitions tirées du Petit Larousse)
It's in the game
En ce qui concerne le jeu vidéo, le motion gaming étant passé de mode et (heureusement) plutôt inadapté à la compétition, on peut remplacer "physique" par "virtuelle", "condition physique" par "skill" et "exercices physiques" par "parties". En dehors de ça, il est effectivement possible de ranger certains jeux vidéo dans la catégorie "sport", pour peu qu'ils supposent un entraînement visant à être performant en compétition. Quelle que soit l'importance ou le degré de professionalisation des compétitions en question.
C'est ce qui peut nous servir de point de départ pour une analogie sport/e-sport. De la même manière qu'il existe un monde entre le footballeur gominé du samedi soir à la télé et le footballeur bourré du dimanche matin tandis qu'ils pratiquent le même sport en suivant les mêmes règles, les participants à l'EVO et les trois pégus se disputant le titre de meilleur Blanka de Jouy-en-Josas dans un garage (ou une bande de barbus à Fougère) sont très éloignés tandis qu'ils jouent tous à Street Fighter II.
La professionalisation du sport est assez ancienne chez les anglo-saxons, qui organisaient déjà un tournoi de golf rémunéré en 1744, une tournée internationale de cricket en 1789 (annulée pour d'évidentes raisons), se fédéraient en association de joueurs de baseball en 1858 (la NABBP à New-York), autorisaient le professionalisme dans le football en 1885 ou encore créaient l'International Rugby Board en 1886. La France, comme le reste du monde occidental, a suivi le rythme avec du retard, et a adapté la gestion du sport à sa culture paradoxale d'un Etat fort et centralisé mêlé à de fortes vélléités régionales. Des spécificités historiques sont venues ponctuellement provoquer des changements radicaux, comme le Front Populaire qui dégagea du temps pour les loisirs et organisa des compétitions ouvrières dans les usines, ou le régime de Vichy qui supprima temporairement le sport professionnel pour promouvoir le sport amateur local. Mais pour éviter un article trop long (heu...), sautons le détail historique pour en venir à ce qui nous intéresse : l'organisation du sport en France, aujourd'hui.
Tout ça c'est très bien (bien qu'un peu relou, je vous l'accorde), mais jusqu'ici il n'est question que de sport amateur. Quid du sport professionnel et de ses compétitions ? Et bien c'est là que ça devient intéressant : seules les fédérations nationales peuvent créer une ligue professionnelle. Pour dire les choses clairement : une association loi 1901 dont l'objet est une délégation de mission pour le service public pour les questions sportives et dont les dirigeants sont une instance élue non rémunérée peut créer une ligue professionnelle (qui doit elle-même être une association loi 1901) gérant donc des compétitions auxquelles participent des entreprises dont l'objectif et de dégager du profit en créant de la valeur ajoutée. Ce mélange des genres vient en fait d'une volonté publique de conserver quoi qu'il arrive une gestion bénévole du sport dans l'optique d'en garantir l'accès égalitaire pour tous les citoyens. Ainsi, des entreprises professionnelles ne peuvent venir phagocyter un sport et ses compétitions. C'est un peu extrême comme solution, mais pour un aperçu de ce que peut donner l'excès inverse, on peut regarder le Last Week Tonight de John Oliver sur le basket universitaire américain et le March Madness.
On peut aussi relever que certains pays vont encore plus loin que nous : tous les joueurs de rugby néo-zélandais sont salariés par la fédération nationale, qui les "prête" aux clubs professionnels quand il n'y a pas de matchs internationaux pour qu'ils puissent disputer le Super Rugby, une compétition de clubs. Ainsi, quand un joueur néo-zélandais signe dans un club étranger, il rompt son contrat avec la fédération... et ne peut plus être appelé en sélection nationale.
Cela implique que la gestion des ressources générées par le football professionnel français (droits de retransmission et sponsoring, principalement) passe exclusivement par la LFP, qui en assure ensuite la redistribution comme elle l'entend. Et cela implique par extension un décalage profond entre la volonté publique censée chapeauter le tout (bénévolat, accessibilité et promotion du sport en tant que pratique) et la volonté d'acteurs plus économiques que sportifs qui aimeraient qu'on les laisse faire leur tambouille sport/business. Un phénomène amplifié ces dernières années par la gestion de Frédéric Thiriez à la tête de la LFP, ainsi que le lobbying intensif des dirigeants des plus gros clubs (Jean-Michel Aulas historiquement, Nasser Al-Khelaïfi récemment). Trop d'articles auraient leur place pour illustrer, on se contentera donc de piocher quelques exemples récents chez les Cahiers du Foot : un article de fond, un sur Luzenac, Luzenac encore, la fronde des clubs professionnels, la menace d'une ligue fermée ou encore quelques considérations économiques.
Notons que le rugby, professionnel en France seulement depuis 1998, commence à connaître des problèmes équivalents, avec la montée en puissance des clubs professionnels accusés de pénaliser la sélection nationale. En recrutant à l'étranger et en chevauchant les calendriers du championnat et du Tournoi des 6 Nations, les clubs empêcheraient d'une part l'émergence de jeunes talents français, et d'autre part les meilleurs joueurs français d'être entièrement disponible pour la sélection. Des tensions similaires commencent à apparaître dans le handball, dont la montée en puissance des clubs professionnels date de la création de la Ligue Nationale de Handball en 2004, surfant sur les succès de la sélection nationale.
Par exemple, les compétitions de jeux vidéo ne seront plus considérées comme des jeux d'argent "dans la mesure où les frais de participation des joueurs restent d'une importance limitée par rapport aux coûts d'organisation." En clair, une compétition se doit d'obtenir des financements extérieurs (entrés payantes pour les spectateurs, droits de diffusion, sponsoring, subventions ou mécénat) pour rentrer dans le cadre. Si cela concerne les compétitions proposant un prix pour les vainqueurs (et n'empêchera a priori pas les compétitions amateures non rémunérées), cela impose aux organisateurs d'évènements un modèle économique précis et non-participatif. Dit autrement, on entérine l'e-sport comme un écosystème économique cloisonné par un certain nombre d'acteurs et fermé aux autres. Un peu comme si la LFP prenait définitivement son indépendance et concrétisait ses rêves de ligues fermées à l'américaine.
Quant au CDD d'e-sportif, d'une durée d'un à cinq ans renouvelable, il dépendra du ministère de tutelle (celui chargé des questions numériques) et non pas du code du travail. Chose étonnante quand on sait que le code du travail contient déjà de quoi embaucher des gens en CDD longs renouvelables pour peu que le secteur d'activité aient des spécificités qui le justifient. Les footballeurs rentrent par exemple parfaitement dans le cadre de l'article L1242-2, alors même qu'il signent en général des successions de CDD allant de 2 à 5 ans (en moyenne). Outre une certaine précarité inhérente au CDD (bon courage pour les recherches d'appart ou l'obtention d'un prêt sans un salaire mirobolant), le monde du sport nous apprend que la fin de carrière, voire la carrière tout court, peut être désastreuse pour ceux qui ne savent pas gérer leur argent et/ou n'auraient rien prévu pour la suite. On espère que le ministère de tutelle et/ou France eSports offriront le support qu'offre certaines fédération sportives, à savoir des aides et/ou des formations professionnelles en parallèle pour se reconvertir une fois les 15 à 20 ans de carrière sportive terminée.
Sans compter qu'un tel contrat laisse de côté toute une partie des joueurs qu'on peut aisément qualifier de professionnels sportifs. Quid des streameurs qui platinent les jeux sur de longues sessions ou tentent des performances façon speedrun ? Leurs performances, bien que non réalisées dans le cadre d'une compétition, passent par les mêmes étapes que les e-sportifs (entraînement intensif, notamment) et sont médiatisées avec autant d'ampleur, parfois plus. Certains sont déjà salariés par des entreprises du secteur, mais ne participant pas aux compétitions ils ne sont pas concernés par ces évolutions juridiques. Et si demain je souhaite devenir joueur professionnel, cela passera nécessairement par ce CDD spécial, donc par des entreprises qui peuvent me l'offrir, qui sont peu nombreuses, probablement déjà staffées et sont dans France eSports...
Ca ressemble à s'y méprendre à une fédération sportive, il est même fait mention dans les statuts de l'association des valeurs de l'olympisme et du Comité National Olympique et Sportif Français. Et pour cause : le CNOSF est la fédération parmi les fédérations, celle qui représente officiellement le "mouvement sportif" en France. Elle a quasiment valeur de ministère et "valide" en amont les agréments délivrés par le ministère chargé des sports. Donc oui, clairement, l'objectif de France eSports est d'être une fédération sportive dédiée à l'e-sport, ce qui en théorie est une bonne chose : cela impliquerait que l'association participerait, pour le compte de l'Etat, au développement de l'e-sport sur tout le territoire. Par contre, il faut nuancer.
Ensuite, il faut quand même parler ouvertement de la composition de France eSports, qui est à la fois particulière et sujette à débat. Particulière parce qu'on y trouve à la fois les "fabricants" de la matière première de l'e-sport, les éditeurs de jeux, les organisateurs de compétitions, et compétiteurs et les médias diffuseurs. Concrètement, c'est un cas unique dans le sport en France. Aucune fédération sportive n'intègre tous les acteurs du secteur. Dans le cas du football, la FFF intègre l'organisateur des compétitions (la LFP) et les compétiteurs (une entité pour les clubs et des organisations et/ou syndicats de joueurs et d'arbitres). Les médias sont tenus à part, tout comme les équipementiers, les sponsors ou les propriétaires tiers de stade (souvent des municipalités). S'il y a des raisons historiques, il y en a aussi des économiques : ce sont des partenaires commerciaux, sources de revenus majeurs sans lesquels les clubs s'effondreraient. France eSports me donne l'impression, par un mouvement de lobbying, de figer la situation de l'e-sport dans son fonctionnement actuel, le temps de régler le cadre juridique et d'entériner une situation qui arrange tout le monde. Pas dit que le consensus tienne sur le long terme.
Sans tomber dans le délit de sale gueule, simplement en prenant en compte la nature des membres fondateurs, il est assez évident que France eSports penche du côté de la vision LFP/sport-business que du côté "développement bénévole du sport". Ce sont des entreprises, ou des syndicats d'entreprises, qui constituent l'association. Sans qu'il n'y ait rien de sale à ça, le fonctionnement d'une entreprise c'est de créer de la valeur ajoutée pour générer du profit. Mais la professionalisation du sport laisse planer une ombre sur la professionalisation du jeu vidéo : celle d'un schisme entre monde amateur et monde professionnel, l'un étant éternellement condamné à ses LAN du dimanche, l'autre étant hermétiquement clos afin d'assurer son fonctionnement et la préservation de ses intérêts.
Pour présenter les choses plus concrètement, si demain je souhaite créer un tournoi de jeu vidéo local, France eSports m'aidera probablement. Parce que c'est dans leur intérêt de développer et d'entretenir le "bruit de fond" de l'e-sport parmi les joueurs et les médias traditionnels. Mais il y a un risque qu'après-demain, quand il sera normal de voir un tournoi de FIFA ou de Street Fighter sur une chaîne de la TNT ou sur la plus grosse webTV et que les meilleurs joueurs, sponsorisés par des marques de matériel, signeront des autographes à des gamins dans la rue, l'aide de France eSports soit conditionnée à ce que je pourrais lui apporter en termes de visibilité et/ou de revenus. Comme dans n'importe quelle ligue sportive fermée américaine.
C'est ce qui peut nous servir de point de départ pour une analogie sport/e-sport. De la même manière qu'il existe un monde entre le footballeur gominé du samedi soir à la télé et le footballeur bourré du dimanche matin tandis qu'ils pratiquent le même sport en suivant les mêmes règles, les participants à l'EVO et les trois pégus se disputant le titre de meilleur Blanka de Jouy-en-Josas dans un garage (ou une bande de barbus à Fougère) sont très éloignés tandis qu'ils jouent tous à Street Fighter II.
La professionalisation du sport est assez ancienne chez les anglo-saxons, qui organisaient déjà un tournoi de golf rémunéré en 1744, une tournée internationale de cricket en 1789 (annulée pour d'évidentes raisons), se fédéraient en association de joueurs de baseball en 1858 (la NABBP à New-York), autorisaient le professionalisme dans le football en 1885 ou encore créaient l'International Rugby Board en 1886. La France, comme le reste du monde occidental, a suivi le rythme avec du retard, et a adapté la gestion du sport à sa culture paradoxale d'un Etat fort et centralisé mêlé à de fortes vélléités régionales. Des spécificités historiques sont venues ponctuellement provoquer des changements radicaux, comme le Front Populaire qui dégagea du temps pour les loisirs et organisa des compétitions ouvrières dans les usines, ou le régime de Vichy qui supprima temporairement le sport professionnel pour promouvoir le sport amateur local. Mais pour éviter un article trop long (heu...), sautons le détail historique pour en venir à ce qui nous intéresse : l'organisation du sport en France, aujourd'hui.
Déléguée bénévole
Théoriquement, c'est simple et pyramidal : tout en haut, on trouve l'Etat, qui est censé contrôler et coordonner la pratique du sport en France, en s'appuyant sur différents ministères et établissements publics, et tout en bas les sportifs de tous niveaux dans des structures locales, les clubs. Sauf que, dans les faits, il existe tant de sports nécessitant des moyens et des compétences particuliers que l'Etat se concentre sur le sport comme outil de développement et d'égalité et garantit un cadre juridique. Jusqu'en 2004 il s'agissait d'un ensemble de lois qui ont alors été rassemblées dans le "code du sport" et qui définit les points suivants (merci Legifrance et Wikipedia) :- Organisation des activités physiques et sportives
- Acteurs du sport (sportifs, arbitres, entraîneurs, encadrement des clubs et enseignants hors éducation nationale)
- Les différents modes de pratique sportive, la sécurité et l’hygiène des lieux de pratique, ainsi que l’organisation et l’exploitation des manifestations sportives
- Le financement du sport et l’application du code aux collectivités territoriales d’outre-mer
Tout ça c'est très bien (bien qu'un peu relou, je vous l'accorde), mais jusqu'ici il n'est question que de sport amateur. Quid du sport professionnel et de ses compétitions ? Et bien c'est là que ça devient intéressant : seules les fédérations nationales peuvent créer une ligue professionnelle. Pour dire les choses clairement : une association loi 1901 dont l'objet est une délégation de mission pour le service public pour les questions sportives et dont les dirigeants sont une instance élue non rémunérée peut créer une ligue professionnelle (qui doit elle-même être une association loi 1901) gérant donc des compétitions auxquelles participent des entreprises dont l'objectif et de dégager du profit en créant de la valeur ajoutée. Ce mélange des genres vient en fait d'une volonté publique de conserver quoi qu'il arrive une gestion bénévole du sport dans l'optique d'en garantir l'accès égalitaire pour tous les citoyens. Ainsi, des entreprises professionnelles ne peuvent venir phagocyter un sport et ses compétitions. C'est un peu extrême comme solution, mais pour un aperçu de ce que peut donner l'excès inverse, on peut regarder le Last Week Tonight de John Oliver sur le basket universitaire américain et le March Madness.
On peut aussi relever que certains pays vont encore plus loin que nous : tous les joueurs de rugby néo-zélandais sont salariés par la fédération nationale, qui les "prête" aux clubs professionnels quand il n'y a pas de matchs internationaux pour qu'ils puissent disputer le Super Rugby, une compétition de clubs. Ainsi, quand un joueur néo-zélandais signe dans un club étranger, il rompt son contrat avec la fédération... et ne peut plus être appelé en sélection nationale.
La moustache de Thiriez, qu'on se le dise...
Prenons l'exemple du football professionnel français. En 1919, sur la base d'un rassemblement de fédérations sportives diverses, Jules Rimet et Henry Delaunay créent la Fédération Française de Football, chargée donc entre autres d'organiser les compétitions de club sur le territoire français ainsi que les matches de la sélection nationale. Au départ, elle gérait également les clubs qui engageaient des joueurs professionnels, mais après le douloureux épisode de Vichy, ceux-ci se sont rebiffé et ont obtenus la création, au sein de la FFF, d'une entité à part rien que pour eux. Au fil du temps et des appellations, c'est devenu la Ligue de Football Professionnel, qui gère aujourd'hui la Ligue 1 et la Ligue 2, les deux seuls championnats professionnels de football en France (en comparaison, les Anglais ont 4 championnats professionnels, sans compter tous les championnats semi-pros qui mélangent amateurs et professionnels).Cela implique que la gestion des ressources générées par le football professionnel français (droits de retransmission et sponsoring, principalement) passe exclusivement par la LFP, qui en assure ensuite la redistribution comme elle l'entend. Et cela implique par extension un décalage profond entre la volonté publique censée chapeauter le tout (bénévolat, accessibilité et promotion du sport en tant que pratique) et la volonté d'acteurs plus économiques que sportifs qui aimeraient qu'on les laisse faire leur tambouille sport/business. Un phénomène amplifié ces dernières années par la gestion de Frédéric Thiriez à la tête de la LFP, ainsi que le lobbying intensif des dirigeants des plus gros clubs (Jean-Michel Aulas historiquement, Nasser Al-Khelaïfi récemment). Trop d'articles auraient leur place pour illustrer, on se contentera donc de piocher quelques exemples récents chez les Cahiers du Foot : un article de fond, un sur Luzenac, Luzenac encore, la fronde des clubs professionnels, la menace d'une ligue fermée ou encore quelques considérations économiques.
Notons que le rugby, professionnel en France seulement depuis 1998, commence à connaître des problèmes équivalents, avec la montée en puissance des clubs professionnels accusés de pénaliser la sélection nationale. En recrutant à l'étranger et en chevauchant les calendriers du championnat et du Tournoi des 6 Nations, les clubs empêcheraient d'une part l'émergence de jeunes talents français, et d'autre part les meilleurs joueurs français d'être entièrement disponible pour la sélection. Des tensions similaires commencent à apparaître dans le handball, dont la montée en puissance des clubs professionnels date de la création de la Ligue Nationale de Handball en 2004, surfant sur les succès de la sélection nationale.
L'e-sport fait vivre
Le mardi 3 mai 2016, en première lecture et à une majorité ayant de quoi faire hurler Manuel Valls (323 pour, 1 contre), le Sénat a adopté le projet de loi dit "pour une République numérique", dont certaines des dispositions concernent l'e-sport. Les principales ont été détaillées par Fougère dans son article : reconnaissance de l'e-sport, cadre réglementaire, création d'un contrat pour les joueurs professionnels, etc. Et si, dans un premier temps, il est légitime d'apprécier que les pouvoirs publics s'intéressent sans trop de retard à un tel sujet (notons tout de même que l'adoption définitive du texte n'arrivera pas avant cet été, sans compter de petites subtilités comme le décret de promulgation), l'analyse des mesures peut laisser perplexe. Deux points en particulier attirent mon attention.Par exemple, les compétitions de jeux vidéo ne seront plus considérées comme des jeux d'argent "dans la mesure où les frais de participation des joueurs restent d'une importance limitée par rapport aux coûts d'organisation." En clair, une compétition se doit d'obtenir des financements extérieurs (entrés payantes pour les spectateurs, droits de diffusion, sponsoring, subventions ou mécénat) pour rentrer dans le cadre. Si cela concerne les compétitions proposant un prix pour les vainqueurs (et n'empêchera a priori pas les compétitions amateures non rémunérées), cela impose aux organisateurs d'évènements un modèle économique précis et non-participatif. Dit autrement, on entérine l'e-sport comme un écosystème économique cloisonné par un certain nombre d'acteurs et fermé aux autres. Un peu comme si la LFP prenait définitivement son indépendance et concrétisait ses rêves de ligues fermées à l'américaine.
Quant au CDD d'e-sportif, d'une durée d'un à cinq ans renouvelable, il dépendra du ministère de tutelle (celui chargé des questions numériques) et non pas du code du travail. Chose étonnante quand on sait que le code du travail contient déjà de quoi embaucher des gens en CDD longs renouvelables pour peu que le secteur d'activité aient des spécificités qui le justifient. Les footballeurs rentrent par exemple parfaitement dans le cadre de l'article L1242-2, alors même qu'il signent en général des successions de CDD allant de 2 à 5 ans (en moyenne). Outre une certaine précarité inhérente au CDD (bon courage pour les recherches d'appart ou l'obtention d'un prêt sans un salaire mirobolant), le monde du sport nous apprend que la fin de carrière, voire la carrière tout court, peut être désastreuse pour ceux qui ne savent pas gérer leur argent et/ou n'auraient rien prévu pour la suite. On espère que le ministère de tutelle et/ou France eSports offriront le support qu'offre certaines fédération sportives, à savoir des aides et/ou des formations professionnelles en parallèle pour se reconvertir une fois les 15 à 20 ans de carrière sportive terminée.
Sans compter qu'un tel contrat laisse de côté toute une partie des joueurs qu'on peut aisément qualifier de professionnels sportifs. Quid des streameurs qui platinent les jeux sur de longues sessions ou tentent des performances façon speedrun ? Leurs performances, bien que non réalisées dans le cadre d'une compétition, passent par les mêmes étapes que les e-sportifs (entraînement intensif, notamment) et sont médiatisées avec autant d'ampleur, parfois plus. Certains sont déjà salariés par des entreprises du secteur, mais ne participant pas aux compétitions ils ne sont pas concernés par ces évolutions juridiques. Et si demain je souhaite devenir joueur professionnel, cela passera nécessairement par ce CDD spécial, donc par des entreprises qui peuvent me l'offrir, qui sont peu nombreuses, probablement déjà staffées et sont dans France eSports...
France eSports, gloire à l'asso ?
Il est donc temps de s'attaquer à France eSports. En fait, tout ce que j'ai écrit jusqu'à maintenant dans cet article était initialement motivé par la question : France eSports est-elle l'équivalent d'une fédération sportive pour l'e-sport ? Ayant posé le fonctionnement du sport en France par l'intermédiaire des fédérations, puis soulevé les problèmes rencontrés avec le professionalisme avec l'exemple du football, on peut enfin regarder comment fonctionne France eSports et voir si un parallèle peut être établi avec les fédérations nationales sportives. France eSports est une association loi 1901. C'est un bon point de départ, puisqu'on a dit que les fédérations étaient obligatoirement des associations. De plus, elle est dirigée pour l'instant par un collège de représentants issus des membres fondateurs, mais pour une durée d'un an seulement. Membres fondateurs dont voici la liste :- Alt Tab Productions (O'Gaming), représenté par Hadrien Noci
- FuturoLAN (Gamers Assembly), représenté par Vincent Colas
- LDLC Events, représenté par Stéphan Euthine
- Lyon eSport, représenté par Nicolas Di Martino
- Malorian (DreamHack France), représenté par Jean-Christophe Arnaud
- Oxent (ESWC, Toornament), représenté par Matthieu Dallon
- Turtle Entertainment France (ESL), représenté par Samy Ouerfelli
- Syndicat des Editeurs de Logiciels de Loisirs (SELL), représenté par Emmanuel Martin
- Syndicat National du Jeu Vidéo (SNJV), représenté par Julien Villedieu
- Webedia Gaming (Jeuxvideo.com, Millenium, IGN), représenté par Rémy Chanson
Ca ressemble à s'y méprendre à une fédération sportive, il est même fait mention dans les statuts de l'association des valeurs de l'olympisme et du Comité National Olympique et Sportif Français. Et pour cause : le CNOSF est la fédération parmi les fédérations, celle qui représente officiellement le "mouvement sportif" en France. Elle a quasiment valeur de ministère et "valide" en amont les agréments délivrés par le ministère chargé des sports. Donc oui, clairement, l'objectif de France eSports est d'être une fédération sportive dédiée à l'e-sport, ce qui en théorie est une bonne chose : cela impliquerait que l'association participerait, pour le compte de l'Etat, au développement de l'e-sport sur tout le territoire. Par contre, il faut nuancer.
50 nuances d'aigri
Déjà, à ma connaissance et malgré le parrainage d'Axelle Lemaire, aucune délégation de mission de service public (pour les questions sportives, numériques, culturelles ou autres) n'a été délivrée. J'imagine que le fait que ce soit le ministère chargé du numérique qui soit derrière le projet, et non le ministère chargé des sports, s'accompagne d'un flou réglementaire. Flou d'autant plus important que dans le cadre des délégations pour les fédérations sportives, on est déjà dans de la jurisprudence crado étant donné qu'elles ne remplissent pas les critères de délégation de service public (raison pour laquelle je ne les ai pas appelé ainsi dans cet article).Ensuite, il faut quand même parler ouvertement de la composition de France eSports, qui est à la fois particulière et sujette à débat. Particulière parce qu'on y trouve à la fois les "fabricants" de la matière première de l'e-sport, les éditeurs de jeux, les organisateurs de compétitions, et compétiteurs et les médias diffuseurs. Concrètement, c'est un cas unique dans le sport en France. Aucune fédération sportive n'intègre tous les acteurs du secteur. Dans le cas du football, la FFF intègre l'organisateur des compétitions (la LFP) et les compétiteurs (une entité pour les clubs et des organisations et/ou syndicats de joueurs et d'arbitres). Les médias sont tenus à part, tout comme les équipementiers, les sponsors ou les propriétaires tiers de stade (souvent des municipalités). S'il y a des raisons historiques, il y en a aussi des économiques : ce sont des partenaires commerciaux, sources de revenus majeurs sans lesquels les clubs s'effondreraient. France eSports me donne l'impression, par un mouvement de lobbying, de figer la situation de l'e-sport dans son fonctionnement actuel, le temps de régler le cadre juridique et d'entériner une situation qui arrange tout le monde. Pas dit que le consensus tienne sur le long terme.
Sans tomber dans le délit de sale gueule, simplement en prenant en compte la nature des membres fondateurs, il est assez évident que France eSports penche du côté de la vision LFP/sport-business que du côté "développement bénévole du sport". Ce sont des entreprises, ou des syndicats d'entreprises, qui constituent l'association. Sans qu'il n'y ait rien de sale à ça, le fonctionnement d'une entreprise c'est de créer de la valeur ajoutée pour générer du profit. Mais la professionalisation du sport laisse planer une ombre sur la professionalisation du jeu vidéo : celle d'un schisme entre monde amateur et monde professionnel, l'un étant éternellement condamné à ses LAN du dimanche, l'autre étant hermétiquement clos afin d'assurer son fonctionnement et la préservation de ses intérêts.
Pour présenter les choses plus concrètement, si demain je souhaite créer un tournoi de jeu vidéo local, France eSports m'aidera probablement. Parce que c'est dans leur intérêt de développer et d'entretenir le "bruit de fond" de l'e-sport parmi les joueurs et les médias traditionnels. Mais il y a un risque qu'après-demain, quand il sera normal de voir un tournoi de FIFA ou de Street Fighter sur une chaîne de la TNT ou sur la plus grosse webTV et que les meilleurs joueurs, sponsorisés par des marques de matériel, signeront des autographes à des gamins dans la rue, l'aide de France eSports soit conditionnée à ce que je pourrais lui apporter en termes de visibilité et/ou de revenus. Comme dans n'importe quelle ligue sportive fermée américaine.
Il ne faudrait pas crier victoire trop vite, ni cracher dans la soupe. Que des questions relatives au jeu vidéo aient été prises en main par les pouvoirs publiques en tenant compte des acteurs du secteur est une bonne chose, mais c'est seulement un domaine spécifique qui a été pris en considération, celui susceptible d'être à la fois rentable financièrement et en termes d'image à l'international. Le parallèle avec le monde du sport nous incite à la prudence face aux dérives qu'un secteur professionnel fermé peut entraîner, sans compter que je ne me suis intéressé qu'à la France. Les déboires de la FIFA ou les secrets de polichinelle du Comité International Olympique laisse présager de ce que pourrait donner des fédérations internationales gérant des intérêts financiers colossaux. Enfin, il reste de nombreux creux juridiques à combler en ce qui concerne le numérique en général, et le jeu vidéo en particulier, et dans un monde idéal ils n'auraient pas besoin d'un lobby pour être traités.