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Art Games Demos n°3 : les mises en Bouches-du-Rhône du jeu indé
Depuis le début de l'année, à Marseille et ses alentours, deux demoiselles s'activent à faire exister la scène du jeu vidéo indépendant dans une région où on ne l'avait pas encore vu s'épanouir. Leur mode opératoire : une soirée à thème où l'art contemporain et le jeu indé se rencontrent, dans une ambiance alternative et expérimentale. Ça s'appelle l'Art Games Demos, et nous nous sommes rendus à la troisième édition de ce jeune rendez-vous plein de promesses.
« Excusez-moi », ai-je fait devant une bande de potes qui discutait sur le balcon, « je suis euh, journ… j’écris un reportage sur la soirée et enfin, je voulais savoir, est-ce que l’un d’entre vous est par hasard, enfin, est-ce que vous développez des jeux vidéo ? » Je n’ai pas pris la peine de poser cette question aux vieux piliers qui tenaient le zinc du Cargo de Nuit et semblaient se foutre éperdument de ce qui se passait à côté d’eux, dans la salle de concert plongée dans le noir, où un écran de connexion de Skype était projeté sur le mur. J’ai préféré grimper sur le balcon et rejoindre cette bande de potes, en me posant pile poil en face d’eux. Ils devaient juste voir ma silhouette sans visage leur gâcher la vue.« Euh non, pas du tout, on bosse pas dans le jeu vidéo. » « Vous venez en tant que gamers, alors ? » « Non même pas, on connaît juste la meuf qui organise. » Les salauds, moi aussi je la connais Chloé, à moins qu’ils ne parlent d’Isabelle ? Je m’apprêtais à leur faire l’aveu de mon absence totale de déontologie quand une fille assise tout au bout m’a fait « Si, moi j’en fais du jeu vidéo ». Parfait, j’en tiens une. J’allais pour prendre son Twitter, son itch.io, son GitHub, n’importe quoi, mais quelqu’un venait de décrocher le Skype et un visage géant s’est étalé derrière mon dos, alors je suis redescendu et j’ai attendu la fin de la soirée pour pouvoir parler à cette fille. Elle n’avait en fait ni Twitter, ni itch.io ni quoi que ce soit du style. À l’image de certains des développeurs qui ont skypé avec nous ce soir-là, Emese - alias Felix Iksz - ne fait pas du jeu vidéo traditionnel : ses « lieux virtuels » servent à des mises en scène multimédia pour le théâtre. Elle a travaillé sur une pièce basée sur le roman Anima de Wajdi Mouawad, l’auteur d’Incendies. Elle compte bien apprendre à coder, mais c’est le visuel qui l’intéresse avant tout. C’est pas demain la veille qu’on la verra crowdfunder le Dark Souls du simulateur de pêche en voxels. L’Art Games Demos 3e édition venait de se terminer et je n’avais rencontré aucun “dev indé” comme ceux qui venaient me montrer leurs projets à la Gamescom et au Respawn en Allemagne l’an dernier. Tout de même, je ne suis pas venu dans ce bar uniquement parce que je connaissais Chloé ?
Isabelle Arvers et Chloé Desmoineaux
Si je n’ai pas rencontré de devs “traditionnels” ce soir-là, c’est peut-être parce que l’AGD n’est pas un salon de jeu vidéo traditionnel. En tout cas, ses organisatrices ne l’envisagent pas comme ça : « L’idée c’est de mélanger les publics, de s’ouvrir à de nouveaux types », explique Isabelle Arvers, “game artist”, autrice et commissaire d’expo, la moitié de l’AGD. « Soit t’es dans un musée ou une galerie, et t’es avec que des gens qui sont habitués à aller voir de l’art contemporain ; soit t’es dans un salon de jeu vidéo ou une game jam, où t’as que des développeurs et des gamers. C’est pour ça qu’on essaie les endroits où il y a des soirées, parce qu’on essaie de toucher le public des soirées, le public de la nuit ». L’AGD ne se tient d’ailleurs jamais au même endroit : la première, en février dernier, s’est déroulée au VV, un de ces nouveaux coins branchés de Marseille qui ont récemment poussé sous la cathédrale de la Major ; la deuxième s'est passée en mai à l’Équitable Café, haut lieu altermondialiste situé sur le fameux cours Julien. « On essaie plein de lieux différents pour ne pas avoir le même public à chaque fois », précise Chloé Desmoineaux, l’autre moitié de l’AGD.
À vrai dire, le public manquait un peu ce soir au Cargo de nuit, cette salle posée dans une rue discrète du centre-ville d’Arles. La faute au temps qui a manqué à Chloé et Isabelle pour communiquer autour de l’événement. « Parce que potentiellement, ici, on a tout ce qu’il doit y avoir : la fête, les vidéos, les démos de jeu, les performances… » En effet, les Art Games Demos tâchent de respecter un programme varié : de la musique, généralement en fin de soirée, des vidéos projetées tout le long (Isabelle est une spécialiste des machinmas), des performances artistiques en rapport avec le thème (ce soir-là, c’était “la ville”), et évidemment des démos de jeux, animées par les deux filles, le plus souvent en présence d’un⋅e développeur⋅euse. D’où le Skype sur le mur, où se sont relayés des devs plutôt connus, comme la riot grrl Jane Friedhoff et l’engagé Paolo Pedercini alias La Molleindustria, mais aussi des gens plus discrets comme Yannick Gerometta et Raphael “EckartG” Dely, et même une performeuse de Los Angeles, Anna Luisa Petrisko. Yann "LineKernel" Manfrini, quant à lui, était présent physiquement, tandis que Mavros Sedeño et Tetsuya Mizuguchi n’ont pas pu être là du tout - à mon grand dépit pour le premier, qui est un peu membre des forums Factornews tout de même (et ce n’est pas du tout pour cette raison que CBL avait adoré son jeu), et au regret d’Isabelle pour le second, qu’elle avait eu l’honneur de rencontrer au Brésil en 2002. De toute façon, il n’y avait pas d’HTC Vive pour la démo de Rez Infinite, ça coûtait trop cher. Comme le fait remarquer Isabelle, « mine de rien, c’est seulement le premier AGD pour lequel on est payées ».
De g. à d. : Jane Friedhoff, Anna Luisa Petrisko, Raphael Dely, Yannick Gerometta et Paolo Pedercini
Rez était de loin le jeu le plus “conventionnel” de la soirée : avant lui, Chloé et Isa se sont fritées sur Slam City Oracles de Friedhoff, une sorte de Noby Noby Boy en 2D où le ver mignon destructeur de mondes est remplacé par deux punkettes qui font des bonds gigantesques en cassant tout ; puis elles se sont paumées dans la fournaise indicible du Monolith d’EckartG, encore à l’état de prototype (le dev a fait exprès une version non-VR pour l’AGD) ; ensuite Isabelle a essayé de se balader sur un planétoïde vaporwave pendant qu’Anna Luisa Petrisko décrivait le scénario invraisemblable de son Jeep Jeep (ne me demandez pas, mes notes prises à ce moment-là sont inexploitables), et Manfrini a enfin lancé son générateur de ville procédural, inoffensif au premier abord, jusqu’à ce qu’il nous montre « la version expérimentale » et dérègle les paramètres pour pondre des visions de cauchemar non-euclidien.
Mes deux jeux préférés de la soirée étaient le De Pictura de Yannick Gerometta, un puzzle à la première personne « sans skill et entièrement basé sur la réflexion », remarqué par Isabelle lorsqu’elle faisait partie du jury de l’Indie Game Contest de Strasbourg ; et Nova Alea de La Molleindustria, un simulateur de spéculation immobilière qui demeure fidèle au style des autres jeux de Paolo Pedercini : minimaliste, ironique et porteur d’un message assumé, en l'occurrence sur la gentrification. Sa présence via Skype lui a permis de nous parler de ses influences (celle d’Italo Calvino se remarque très rapidement) et des difficultés à représenter une ville simulée sans reproduire le schéma moderniste de la ville occidentale à la SimCity. Un mec dans le public a réagi en criant « Dites donc, c’est France Culture ce soir ! »
Et ça, c’était avant la performance artistique, où un guitariste improvisait de la noise en tripotant des pédales pendant qu’une fille se baladait dans le réseau social IMVU (mais si vous savez les bannières de pub avec les avatars dégueulasses), parmi des bonshommes calcinés aux UV virtuels qui la trollaient parce qu’elle portait les mêmes fringues que quand elle avait crée son compte en 2006. C’était la première fois qu’ils faisaient ça devant un public. Je vous ai fait une vidéo pour vous donner une idée.
Évidemment, la présence à l’Art Games Demos de performances expérimentales et de prototypes à la limite de l’injouable est tout à fait délibérée, comme l’explique Isabelle Arvers : « Depuis le début avec Chloé, on voulait montrer des boulots d’étudiant, des prototypes, des choses même à l’état d’idée. Normalement quand t’es un artiste, si t’as pas un CV de ouf, tu peux pas être exposé, tu peux pas montrer ton travail ; justement, l’idée ici c’est d’être ouvert aux étudiants, ou aux gens chez eux qui ont un profil un peu atypique » Certes, pour cette 3e édition un peu trop discrète, les filles ont dû elles-mêmes aller chercher « les trois-quarts » des projets exposés ; mais pour autant, précise Chloé Desmoineaux, « on a reçu des propositions très internationales ». Les organisateurs de l’Indiecade eux-même ont témoigné leur admiration aux deux filles qui cherchent à mélanger ainsi art et jeu vidéo avec des gens venus des quatre coins du monde.
Et le local, alors ? Parce qu’au fond, je sais bien pourquoi je suis venu ici et aux deux AGD précédentes : je voulais voir à quoi ressemblait la scène indé de la deuxième ville la plus peuplée de France. Existe-t-elle seulement ? Isabelle n’en a pas l’impression : « Il n’y a pas de communauté du jeu indépendante à Marseille, même Pierre Corbinais [habitant de Marseille, mais surtout webmaster de l’Oujevipo, blog pionnier du jeu indé en français] était le premier à le dire ». Pierre était justement à la première AGD, sous les voûtes de la Major, où il a rencontré Robin Moretti, diplômé de l’école supérieure d’art d’Aix-en-Provence, dont il avait justement parlé sur l'Oujevipo, et qui y est reparu depuis. « C’est exactement ça qu’on veut faire avec l’AGD », m’a dit Isabelle : « Depuis 20 ans que je bosse sur la relation art et jeu vidéo, la chose la plus importante pour moi, c’est de faire rencontrer des artistes et des développeurs de JV. Parce qu’ils utilisent les mêmes technologies, même s’ils n’ont pas les mêmes objectifs, je pense qu’ils ont tout à gagner à se rencontrer. On pourrait vraiment aller plus loin que ça, faire comme à Vancouver où y’a les rencontres Full Indie qui se tiennent tous les mois - les gars comme Yann Manfrini pourraient montrer chaque mois où ils en sont, comment leur jeu a évolué, de qui ils pourraient avoir besoin, graphistes ou musiciens… » Et même si la 4e édition de l’AGD se tiendra à Lyon, et que les filles n’excluent pas d’en faire une à Paris – où les rencontres alternatives comme l’Indécadence et la Paris Games Queer commencent tout juste à fleurir – Marseille reste un lieu privilégié par Isabelle et Chloé. Elles songent à y organiser d’autres AGD, dans une librairie (« le thème, ce serait la poésie ») ou dans un espace de coworking juste derrière le commissariat de la Canebière (« pour le coup, ce serait autour de l’amour »). « La donnée locale est très importante pour nous. Il y a des jeunes développeurs dans la région, des étudiants, des boîtes, elles sont peut-être plus à Nîmes ou à Montpellier, mais oui, il faut que les Marseillais se bougent les fesses. Et pour ça, on va y consacrer plus de temps ».
Loin de l'effervescence des grands salons et du gotha des devs branchés, l'Art Games Demos est encore un rendez-vous balbutiant, dans une coin de France où le jeu indé n'a pas pignon sur rue. Mais peut-être que bientôt, cette soirée sera le terreau de rencontres fertiles entre des créateurs de jeux qui s'ignorent ; c'est tout le mal que l'on souhaite à Chloé et Isabelle. Et je ne dis pas ça juste parce que je les connais, OK ?