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Indiecade 2017 : CNAM y en a plus, y en a encore
Les conférences
L’Indiecade est un salon très dense où il faut être capable de se dédoubler pour voir tout ce qu’il y a à voir. Si on est passé à côté d’un certain nombre de jeux et de performances, on n’a raté quasiment aucune des conférences qu’on souhaitait voir. Avec beaucoup de surprises, malheureusement pas toujours bonnes.On va donc rapidement passer sur la keynote de Ian Livingston, qui démarrait pourtant bien avec du biscuit collector sur Dungeon & Dragons, Warhammer et Tomb Raider, avant malheureusement d’obliquer vers le malaise et les clips promotionnels sur fond de dubstep pour les jeux mobiles cheapos produits en Grande-Bretagne. Il s’agit en fait désormais de son métier : VRP de luxe pour l’industrie britannique, et cette vibe « bullshito-E3esque » faisait un peu tache. Assez étrange aussi cette conférence de Cassandra Khaw sur la motivation, sorte de TedX de 30 minutes au propos assez discutable (grosso modo, « quand on veut on peut ») et décontextualisé du jeu vidéo.
Heureusement, la grande majorité des interventions était nettement plus agréable et/ou surprenante.
On peut par exemple citer le classique mais néanmoins intéressant post-mortem d’Absolver par Pierre Tarno. Un tableau retraçant les étapes de développement avec des colonnes « budget » et « target » permettant de comprendre en un coup d’œil l’évolution du projet tout au long de sa production rythmait le début de la présentation, avant une séance de lucide autocritique sur ce qui avait bien fonctionné (la polyvalence des membres de Sloclap, l’utilisation de méthodes de production importées des AAA sur lesquels l’équipe avait travaillé chez Ubisoft) ou pas (un jeu à la fois trop ambitieux et trop petit, tâches sous-estimées, volonté de tout faire soi-même). La réception critique et commerciale du jeu étant plutôt bonne, Pierre Tarno a ensuite listé ce qui leur semble être les clés de leur succès : un jeu innovant (dans son idée générale et dans le détail des boucles de gameplay), dans lequel l’implication et « l’amour » des développeurs se ressent, l’acceptation des évolutions du game design au fur et à mesure du développement et enfin le bon fonctionnement de l’équipe.
Pour ceux portés sur l’écriture d’une manière générale et celle d’un jeu vidéo en particulier, l’intervention à ne pas rater était celle de Pierre Corbinais sur Bury Me, My Love, avec pour titre « Writing the Real ». Il s’agissait d’expliquer comment lui et Florent Maurin avaient écrit les dialogues du jeu, avec pour objectif de leur donner l’apparence du réel. Bien sûr, il y a eu toute une phase de documentation pour ne pas décrire des choses irréalistes. Ils ont cherché des sources (et recommandent d’éviter Google, parfait pour vous trouver exactement ce que vous cherchez, mais limité lorsqu’il s’agit de se renseigner objectivement sur un sujet auquel on ne connaît rien), vérifié ces sources, sont allés chercher de l’information sur des sites payants spécialisés, ont contacté des journalistes travaillant depuis des années sur ce sujet (et remercient notamment Lucie Soullier, du Monde) et ont évidemment contacté des migrants, une en particulier qui les a conseillé tout au long de l’écriture du jeu. Ensuite, pour transformer toutes ces infos en fiction crédible sous la forme d’échanges SMS, ils ont utilisé plusieurs techniques narratives finalement assez connues, mais très efficaces car invisibles pour le lecteur. On vous passera les citations exactes de Raymond Aron, Gustave Flaubert ou Raymond Chandler, mais on peut par exemple mentionner l’attention portée à des choses « inutiles » qui renforcent l’effet de réel, la nécessité de donner des défauts visibles aux personnages (parce que personne n’est parfait), soigner les détails en apparence insignifiants, inclure des éléments improbables (pas seulement pour dynamiser la narration mais aussi parce que dans la vie de tous les jours on tombe souvent sur des choses improbables – des prénoms peu communs, des scènes loufoques, des quiproquos…) ou encore accepter les « accidents » d’écriture comme les autocorrects ou les fautes de frappe (en particulier dans un jeu où on dialogue par SMS).
Relativement classique dans son contenu (expliquer la direction artistique d’un jeu), la conférence « The Art of Sexy Brutale » donnée par Zoé Nguyen Thanh s’est en revanche avérée très surprenante par l’expérience qu’elle racontait. Un peu de contexte pour comprendre : Zoé Nguyen Thanh est une illustratrice jeune mais reconnue, notamment pour ses travaux de story board. Tequila Works est un studio et un éditeur espagnol connu pour ses jeux visuellement marqués, son plus gros succès étant Deadlight et son dernier jeu en date Rime. Un jour, Tequila Works contacte Zoé pour faire la direction artistique d’un jeu nommé « The Sexy Brutale ». Mais avec une surprise de taille : le jeu, développé par un autre studio pour le compte de Tequila Works, est déjà fini et fonctionnel, avec des templates basiques pour tous les assets graphiques. Il lui faut une direction artistique, sachant qu’en plus il va falloir travailler avec un illustrateur espagnol, Enrique Fernandez. Hors de question de toucher au gameplay ni au « squelette » du jeu : il va falloir plaquer une nouvelle peau sur ce corps. Par exemple, Sexy Brutale est un jeu en temps limité dans lequel les timings sont d’une précision implacable. Il était donc impossible de rajouter des éléments de décors qui obligent les joueurs à les contourner, puisque les nombres de pas sont littéralement comptés pour finir l’aventure. Il y a eu également des contraintes sur le choix des couleurs : comment faire des vitraux dans la chapelle quand, dans tout le reste du jeu, une vitre colorée est une vitre destructible ? Malgré tout, Zoé Nguyen Thanh a pu imposer sa patte, notamment en jouant sur les proportions et les éclairages pour renforcer le côté sombre et horrifique du jeu. De plus, le « style » Tequila Works consiste souvent à puiser dans des sources d’inspiration très différentes et à les mélanger pour créer quelque chose de détonnant. C’est également le cas ici, avec des niveaux conçus comme des scènes de théâtre, permettant des éclairages irréalistes et des mélanges de styles pour un résultat baroque.
Pour être tout à fait honnête, programmer la keynote de Brie Code (intitulée « The Late Game ») sur le premier créneau matinal du deuxième jour de salon n’était pas forcément une très bonne idée. Pas seulement parce que les indés avaient fait la fête la veille : Brie Code est une personne fascinante mais pas forcément très à l’aise sur scène, et qui surmonte cette difficulté avec une intervention au rythme tranquille, qu’elle accompagne d’une voix douce, pour un résultat qu’on qualifierait presque d’ASMR. En tous cas, c’était une ambiance particulièrement bienveillante. Ancienne employée d’Ubisoft, Brie Code a pris un jour la résolution suivante « I will not make any more boring art. » et sa présentation reposait sur une analyse de pourquoi les jeux vidéo sont chiants dans l’absolu. Chiants, dans le sens où ils éprouvent les pires difficultés à faire ressentir réellement des choses aux joueurs(euses), a fortiori des émotions positives différentes du « fight or flight », la réponse compétitive face à un problème. Brie Code recherche plutôt le « tend and befriend », un comportement plus empathique. En quittant Ubisoft pour fonder Tru Luv, elle a voulu faire du game design pour réaliser des jeux qui lui conviennent à elle, mais également en s’adressant aux non-joueurs pour voir ce que le jeu vidéo pourrait leur apporter. Elle s’appuie notamment sur des réalités scientifiques (les hormones produites par le corps humain en fonction de l’environnement dans lequel il est, ce qu’il fait ou son état de stress initial), avec une attention particulière portée à l’ocytocine. Et en ce qui concerne le jeu vidéo, elle analyse comment des boucles de gameplay peuvent avoir un effet positif sur elle, pour pouvoir en reproduire les effets ailleurs. Elle cite par exemple le démineur, dont la routine de gameplay ultra-répétitive a un effet quasi-hypnotique qui réussissait à la calmer pendant ses études, où des jeux dans lesquels elle arrive à se projeter et à jouer à sa façon sans être punie par le gameplay, comme Starcraft, The Longest Journey, Morrowind ou Skyrim. Ou The Colonel Bequest’s, un vieux jeu qu’on ne connaissait pas du tout et qu’on est désormais très curieux d’essayer. Sa présentation commence à avoir une petite réputation, et elle semble partie pour la refaire dans d’autres salons.
Nettement plus dynamique, Lottie Bevan de Failbetter Games (formidable nom de studio, au passage) était venue parler d’ « open production », cette manière de gérer la production qui a été mise en œuvre pour Fallen London, (et surtout) Sunless Sea et Sunless Skies, les jeux du studio. L’idée, en gros, est de rendre le développement « visible » pour les joueurs, afin de générer un flux constant de commentaires sur le jeu, et ainsi construire une boucle « build-feedback-build… » Utilisant un gros mot, elle a parlé de « méthode agile », un des termes à la mode en école de management. Eux voient ça comme une méthode gagnante sur le long terme, pour conserver un public, « éduquer » leur communauté à ce que sera le jeu final et affiner leur vision du projet au fur et à mesure. Concrètement, cette production ouverte peut se matérialiser sous plusieurs formes. Un crowdfunding par exemple a l’avantage évident de fournir de l’argent pour la réalisation du projet, mais également de rassembler des gens autour de lui. Les « roadmaps » publiques (que ce soit pour la partie artistique, le contenu, le gameplay ou le game design en général) génèrent de l’attente et de l’excitation chez les joueurs, et également une relation de confiance lorsqu’elles sont respectées. Les early access, enfin, génèrent du cashflow a un moment où les studios commencent parfois à racler les fonds de tiroirs, et génèrent un feedback sur le jeu, ce qui permet de rentrer dans la boucle citée plus haut. Après avoir énuméré la façon dont ces différentes méthodes ont fonctionné pour Fallen London, Sunless Sea et aujourd’hui pour Sunless Skies (qui est en early access depuis cet été), Lottie Bevan a fini par rappeler ce que sont pour elle les « règles d’or » de l’open production : « commit, be honest/transparent, regular communication, you are in control ».
Enfin, dans les conférences les plus originales on citera les Accidental Queens (Diane Landais et Miryam Houali) qui ont carrément codé en direct, afin de montrer les briques élémentaires à partir desquelles elles ont construit les deux « Lost Phone ». Pour les non codeurs c’était un peu technique, mais intéressant tout de même, notamment parce qu’elles ont eu la bonne idée de rendre ça interactif avec un hashtag.
Ou alors le Copehangen Game Collective, qui étaient venus donner une conférence sur les activités du collectif, et qui ont finalement décidé de faire un truc plus cool, sans utiliser les micro, en parlant directement au public, tandis que certaines de leurs connaissances balançaient des remarques sur leurs propos. Ils ont donc retracé le parcours de certains membres du collectif, ils ont discuté des “Urban Games”, des jeux géants organisés dans toute une ville avec des dizaines de participants, des salons qu’ils organisent et des jeux qu’ils créent.
Et pour finir ce compte-rendu des conférences, on mentionnera le jeu de mot du titre de la conférence d’Heather Kelley et Sam Bompas, « When Will Games Make Sense ? », qui a piégé pas mal de gens qui pensaient venir voir un débat en mode « le JV est-il un art » et se sont retrouvés devant deux artistes contemporains faisant des performances sur les cinq sens. Heather Kelley fait des installations en rapport avec l’odorat et a raconté des tas de choses intéressantes sur son fonctionnement et la manière d’en faire des jeux plus ou moins sérieux (elle a inventé une machine à prout bien longtemps avant le Nosulus Rift…). Sam Bompas, dont le futal multicolore a déclenché quelques crises d’épilepsie dans le public, travaille lui plutôt sur le goût et les textures, avec des installations dont on se branle (une maison en gelée à la menthe) et d’autres qu’on rêverait de tester (un orgue à whisky dont les touches libèrent différentes maturations). Il a également testé les détecteurs de fumée des amphis du CNAM avec un chalumeau et un entonnoir. Pour votre gouverne, l’alarme incendie n’a pas sonné.
Pour ceux qui auraient raté les deux premières éditions et seraient tentés de découvrir un salon un poil différent, sachez que l'Indiecade Europe reviendra à Paris les deux prochaines années. Ce sera l'occasion de profiter d'un salon très dense où il est littéralement impossible de s'ennuyer une seule seconde : entre les jeux jouables en permanence sur les stands, les animations plusieurs fois par jour et les dizaines de conférences, le menu est copieux. C'est d'ailleurs l'un des seuls vrais reproches à faire à l'Indiecade : il est très compliqué de se dédoubler pour voir tout ce qu'on aimerait. On est sorti avec l'impression qu'on aurait aimé y passer 2 jours de plus. Pour compléter cet article, sachez également qu'un Quickload consacré entre autres à l'Indiecade devrait sortir très bientôt.