TEST
Slay the Spire, le temps dissous dans les cartes
par Nicaulas,
email @nicaulasfactor
Classer les jeux dans des catégories est une vieille habitude chez les joueurs et joueuses, sans doute parce que c'est un bon moyen de s'écharper sur des points de détails tellement insignifiants qu'on a l'impression d'être des puits de science rien qu'en les mentionnant. "Je ne suis pas d'accord avec la définition de Berlin du roguelike.", "Alors non ça n'est pas un RPG stricto sensu." ou encore "Quand tu dis aventure, c'est action aventure, ou point'n click ?", autant de phrases que, franchement, plus personne ne devrait prononcer si ce monde avait un sens. Mais c'est compliqué de changer de vieilles habitudes. Pour assouvir mon besoin de ranger les trucs dans des cases sans pour autant passer pour un gros relou, j'ai donc opté pour un système de classement destiné uniquement à moi-même et composé d'une myriade de catégories personnelles très spécifiques, comme "les jeux sur lesquels j'ai passé une nuit blanche", "les jeux que j'ai fini au moins 3 fois", "sérieux j'ai joué à ça c'est fou je n'en ai aucun souvenir" ou encore "les jeux qui me donnent faim". Et parfois je range les jeux dans deux catégories en même temps, comme Slay the Spire, qui nous intéresse aujourd'hui et rentre dans les cases "c'est über moche mais je veux me marier avec" et "les jeux où j'ai coupé les musiques parce que je les connais toutes par cœur à la note près et je lance mes playlists à la place sinon je vais devenir fou".
Il est en effet impossible de parler de Slay the Spire sans commencer par abattre les deux éléphants au milieu du 12 m² : plus moche que le plus moche des tes amis, le jeu est aussi l'un des concepts les plus efficacement addictifs de la décennie.
Card Captor "Starfoullah il est déjà 3 heures du mat' ?!"
Le concept de base semble pourtant simple, au croisement d'un jeu de cartes à deck personnalisé et d'un roguelite à items (et très inspiré du jeu de plateau "Dominion" de l'aveu même des développeurs). On avance de salle en salle, on combat les monstres avec nos cartes, on tombe sur des événements spéciaux, on a des boss de fin d'étage et on accumule argent, items et cartes. Car c'est la première spécificité de Slay the Spire, celle autour de laquelle tout le reste du jeu se construit : il y est bien question de deck building, mais celui-ci se fait en cours de partie. Toutes les runs commenceront avec le même deck basique, composé de quelques cartes d'attaque et de défense, et d'une carte spécifique au personnage choisi. Ensuite, c'est à nous de construire, en choisissant soigneusement notre chemin parmi les embranchements de l'étage, la carte affichant le type de salle. Une salle monstre signifie un combat contre un monstre standard, qui rapportera une nouvelle carte à ajouter au deck, de l'argent et éventuellement une potion. Une salle élite contiendra un monstre plus puissant qui rapportera la même chose plus une relique aléatoire (qui modifie vos stats ou crée de nouvelles possibilités). Un feu de camp permettra, au choix, de regagner de la vie, d'améliorer une carte, ou d'autres choses en fonction de vos reliques. Un marchand vous permettra d'acheter cartes, reliques, potions ou de retirer une carte du deck. Et enfin les salles "?" proposent des événements aléatoires qui peuvent aller du combat classique au mini-jeu en passant par des modifications radicales de votre deck.Sur le papier ça ressemble fort à un roguelite classique mais avec des cartes, sauf que Slay the Spire a eu l'excellente idée d'aborder à l'envers la question du pool d'items, qui est pourtant un des fondamentaux du genre. Plutôt que de faire démarrer les joueur.ses avec un pool d'items presque vide et de ne débloquer de nouveaux jouets que lorsqu'on joue bien, Mega Crit fait tout l'inverse. Il y a bien une poignée de cartes et de reliques à débloquer en jouant quelques parties avec chaque personnage, mais presque tout le contenu est disponible dès le départ. Ainsi débarrassée de la contrainte d'être bon pour disposer de toutes les options tactiques disponibles, la courbe d'apprentissage devient toute douce. Ce n'est pas qu'il n'y a pas de challenge, au contraire, le jeu peut devenir débilement difficile si on rentre dans le délire des ascensions (une fois le jeu fini, on débloque un niveau de difficulté supérieur, jusqu'à "Ascension 20" où la moindre erreur est fatale). C'est plutôt que si le jeu renverse sous vos yeux la boîte entière de Lego, vous ne pouvez pas le blâmer si la tour que vous construisez se casse la gueule : vous n'aviez qu'à mieux choisir vos blocs.
Précisons tout de même que les cartes que vous pouvez récupérer à la fin d'un combat, chez le marchand ou lors d’événements aléatoires sont tirées au sort et que certaines cartes n'apparaissent qu'à certaines conditions (données par un boss, par exemple). Slay the Spire nécessite donc une bonne faculté d'adaptation : les premières cartes intéressantes que vous récupérez lors de votre partie orienteront votre deck vers tel ou tel archétype, et ce sera ensuite à vous de construire autour, avec précaution. Avec précaution, parce que la bonne méthode pour construire un deck réside plus dans l'épuration que l'accumulation, en élaguant les cartes inutiles ou qui pètent vos synergies. Une erreur de débutant consiste d'ailleurs à vouloir systématiquement prendre une carte à la fin d'un combat, pour disposer de plus d'options. Sauf qu'en procédant ainsi, on gonfle ainsi son deck de cartes rarement utiles, réduisant ainsi les chances de créer des synergies lors des combats.
La Spire contre attaque
Car les combats sont plus tactiques, ou du moins plus rythmés qu'on ne pourrait le penser de prime abord. Quand un combat démarre, le jeu commence par appliquer les éventuels effets de vos reliques, puis vous donne la main. Au dessus du crâne de chaque ennemi s'affichent leurs intentions pour leur prochain tour (infliger X d'attaque, se protéger, se buffer, vous débuffer) et sous leurs pieds leurs caractéristiques actuelles (jauge de vie, buffs, débuffs mais aussi des trucs plus folkloriques comme "change d'intention à chaque fois qu'il prend des dégâts" par exemple). En bas à gauche se trouve votre pioche, dans laquelle le jeu va tirer 5 cartes aléatoires, et votre jauge de points d'action dans laquelle vous allez taper pour utiliser vos cartes. Et le premier niveau de fun de Slay the Spire est déjà là, dans ce tour de combat ressemblant à un petit puzzle dont l'objectif minimal n'est autre que "survivre jusqu'au prochain tour avec ces ressources limitées". Dans ces moments-là, on retrouve des sensations évoquant (certes de très loin) des jeux comme Into the Breach. Bref. Vous jouez votre tour, quand vous avez fini le jeu applique les effets qui s'appliquent en fin de tour, puis passe la main à l'ennemi qui réalise ses intentions, et la boucle redémarre. Sauf que toutes les cartes piochées à ce tour, utilisées ou non, partent à la défausse, en bas à droite de l'écran... et ne reviendront dans la pioche qu'une fois celle-ci épuisée. Avoir un deck trop gros est donc doublement pénalisant : vous diminuez vos chances de tirer ensemble les cartes qui ont des synergies, et si vous ne pouvez pas utiliser une carte elle ne reviendra pas dans votre main avant plusieurs tours.Bien évidemment, outre survivre, l'objectif reste d'éliminer les adversaires suffisamment rapidement pour conserver un maximum de vie. Puisqu'on ne récupère sa barre de vie qu'après un boss, et que les moyens de regonfler sa jauge en cours d'étage sont limités (feux de camp, certaines potions, certaines cartes), grimper la tour de Slay the Spire s'apparente à un marathon, voire même à trois marathons successifs. Par conséquent, même s'il reste possible de gagner les premiers combats par la force brute sans développer de stratégie quelconque, le jeu nous rappellera violemment que de telles victoires à la Pyrrhus ne nous emmèneront pas très loin. Et c'est là où réside le deuxième niveau de fun : quand on gère un tour, il faut certes penser aux besoins immédiats, mais également garder en tête qu'il faut trouver un équilibre entre l'intérêt du tour et l'intérêt du combat. Survivre sans dégâts à un tour (en privilégiant les cartes de défense, donc) peut s'avérer contre-productif, en ratant une occasion d'achever un ennemi, en passant à côté d'un bonus applicable à tout le combat, ce genre de choses. Il peut parfois être beaucoup plus intéressant de perdre quelques points de vie et de passer à l'offensive. L'équilibre est difficile à trouver, surtout que cela va dépendre de votre main (et donc, encore une fois : assainissez vos decks) et que le jeu prend un malin plaisir à nous pousser en dehors du confort des stratégies basiques. Entre les ennemis qui ressuscitent, ceux qui se barrent avec votre argent après quelques tours, ceux qui fonctionnent en binôme, ceux qui jouent les kamikazes, ceux qui se buffent en fonction de vos cartes jouées, et ainsi de suite, on abandonne très vite la rythmique binaire "je me défends, j'attaque, je me défends" pour construire des stratégies plus globales.
Et c'est là, enfin, que Slay the Spire plante sa dernière banderille, le troisième niveau de fun qui risque de vous faire plonger pour quelques centaines d'heures. Trois personnages sont disponibles. Le soldat, plutôt classique, utilise surtout des cartes d'attaque et de défense et se repose sur une grosse jauge de vie. La sorcière, plus fragile, passe par beaucoup de cartes peu chères (voire gratuites) mais peu puissantes, ainsi que du poison. Le robot, enfin, peut faire apparaître des orbes qui s'activent à la fin de chaque tour, comme autant de cartes "gratuites". Durant les premières heures de jeu, on joue surtout en réfléchissant aux profils de chaque personnage, privilégiant des cartes qui semblent y correspondre, délaissant un grand nombre de cartes qui semblent inintéressantes, pour ne pas dire contre-productives. A quoi bon perdre 1PV à chaque début de tour si ça ne sert qu'à ajouter une carte de sa pioche à sa main ? Et puis, au détour d'une partie, l'épiphanie : oui, mais si je la combine avec cette carte qui me donne +1 de force à chaque fois qu'une de mes propres cartes me fait perdre de la vie, je vais gagner +1 en force à chaque tour... et donc augmenter mes dégâts tout au long du combat, pour un investissement en PV raisonnable. Dès l'instant où l'on comprends que chaque carte (et chaque relique) a nécessairement un intérêt, quelque part, dans un ou plusieurs decks, et qu'il suffit de trouver lesquels, Slay the Spire devient réellement la boîte de Lego qu'on évoquait plus haut : toutes les constructions sont possibles, pour peu qu'on prenne le temps d'y réfléchir. S'il est possible de se prémâcher le travail en consultant des wiki qui listent les decks les plus efficaces ou les plus faciles à construire, ainsi que les interactions entre les cartes, on conseillera néanmoins de ne pas trop s'y plonger. Parce que quand on trouve enfin une utilité à ces cartes qu'on zappait jusqu'alors, non seulement on se sent particulièrement intelligent, mais en plus on sera plus à même de s'en souvenir et de le réutiliser quand on se lancera à l'assaut des ascensions de niveaux supérieurs.
Le déçu des cartes
Certes, on ne peut pas boucler cette critique dithyrambique sans évoquer les quelques points noirs. A commencer, on l'a évoqué, l'aspect visuel. Slay the Spire est un jeu 2D, puisque les combats se déroulent vus de côté, un peu comme les anciens Final Fantasy. Or, si les décors restent corrects, impossible de ne pas écarquiller les yeux devant l'aspect des personnages (mention spéciale aux brigands qui te volent ta thune et semblent sortir d'un gribouillis dans la marge d'un cours de math de collégien) et surtout leurs animations. Ces improbables, incroyables, fantastiques putain d'animations qui nous rappellent que des choses qu'on considère comme simples nécessitent en réalité le travail acharné de gens dont c'est le métier. Mais admettons : le jeu est une drogue dure et on est prêt à y goûter même avec une seringue rouillée. Reste que, comme dans pas mal de roguelites, l'aléatoire peut parfois vous niquer une partie. Globalement, le jeu s'en tire beaucoup mieux que la plupart de ses congénères, en ce sens que la majeure partie du temps on ne peut s'en prendre qu'à soi-même (choix d'embranchement trop risqué, mauvaise utilisation de sa main, deck mal construit...).Mais quelques ennemis particuliers, comme certains boss ou certains élites, fonctionnent avec des patterns très spécifiques... qui rendent caduques certains decks. Vous avez besoin de jouer beaucoup de cartes pour mettre en place votre jeu ? Priez pour ne pas tomber sur l'escargot géant et son horloge. Vous avez un deck très défensif, reposant donc sur des cartes compétences ? Croisez les doigts pour que les salles élites ne contiennent pas un (ou deux) berserk qui augmente sa force à chaque carte compétence que vous jouez. D'autres fois, plus simplement, vous allez tomber sur une carte intéressante, envisager de construire votre deck autour, avant de devoir abandonner une dizaine de salles plus loin parce qu'aucune carte tirée ne vient compléter efficacement la synergie. Ces moments sont rares, heureusement, mais une partie de Slay the Spire est plutôt longue (comptez une bonne heure) et c'est toujours rageant de devoir foutre sa partie à la poubelle après autant d'investissement.
Quand on se sort d'un tour compliqué en utilisant au mieux sa main, on se sent le roi du monde. Quand on construit de belles synergies au cours d'un combat et qu'on écarte un ennemi supposément puissant, on se sent le roi du monde. Quand on construit des decks ultra efficaces ou très originaux et qu'on les utilise parfaitement pour venir à bout de la tour, on se sent le roi du monde. Certes, Slay the Spire traîne ses visuels comme un boulet et, comme tous les roguelites, pêche parfois par excès d'aléatoire. Mais en mélangeant jeu de cartes et roguelite et en affinant sa formule pendant un an d'early access, Mega Crit a accouché d'un jeu riche et grisant.