TEST
Saltsea Chronicles – Là-bas, ya de la mer salée
Développeur / Editeur : Die Gute Fabrik
La mer, c’est un peu comme une flaque, mais en plus grand, plus salé et plus mystérieux. Ça laisse largement la place à l’aventure sous toutes ses formes. D’ailleurs, c’est le credo de Saltsea Chronicles, le nouveau jeu narratif signé Die Gute Fabrik, un titre qui nous arrive avec des promesses d’embruns, de grand large et de discussions interminables sur fond d’odyssée post-apo.
Vous connaissez les règles de la marine, avant de sortir de la rade, on commence par inspecter le rafiot et l’équipage. En l’occurrence, si on s’intéresse au passif de Die Gute Fabrik, on retrouve chez ces danois un beau mélange d’expériences multijoueurs surprenantes et de sucreries gentiment arty. Mais c’est surtout depuis son dernier jeu, Mutazione, que le studio s’est forgé une petite renommée chez les amatrices et les amateurs d’aventures narratives. Il faut dire que la formule avait de quoi détonner : un style graphique coloré et faussement naïf inimitable, un scénario à la croisée du trip introspectif et de la collection de ragots de voisinage, et un terrain de jeu halluciné sous la forme d’une île coupée du monde et peuplée de joyeux mutants. Pas la peine de faire durer le suspens, si ces différents éléments vous ont séduit dans Mutazione, il y a de fortes chances que vous succombiez aux charmes de Saltsea Chronicles.
Ohé, ohé, la capitaine nous a abandonnés
N’allez pas croire pour autant que Die Gute Fabrik fait dans la redite, au contraire même, le studio se permet d’innover de manière assez radicale avec Saltsea Chronicles. Par exemple, on n’y incarne pas un seul personnage, ni deux, ni trois en alternance d’ailleurs, on y dirige tout un équipage de navire à la fois. Tout le problème de ce petit groupe, c’est justement qu’il n’y a plus personne pour lui donner le cap : leur capitaine a tout bonnement disparu du jour au lendemain, visiblement à bord d’un mystérieux vaisseau… C’est le point de départ de l’aventure, un équipage hétéroclite qui prend la mer pour partir à la recherche de leur amie, mentor pour certain-e-s et compagne pour d’autre. Je vous vois venir, pourquoi s’embêter avec un voilier pour une enquête pareille alors qu’un van à fleurs dans le style de la Mystery Machine de Scoubidou ferait parfaitement l’affaire ? Ce que je ne vous ai pas encore dit, c’est que Saltsea Chronicles se tient dans un monde post-apocalyptique où les eaux ont presque tout englouti. Votre quête va donc vous trimbaler à travers un archipel où chaque île abrite une petite communauté différente avec une culture et des règles de vie qui lui sont propres.
Le voyage commence sur l’île où a eu lieu la fameuse disparition. Dès ce premier chapitre, toutes les mécaniques du jeu sont là : on ouvre sur une discussion animée entre les quatre membres d’équipage où les choix de dialogues vont nous permettre de creuser les backgrounds des uns ou des autres, puis on doit organiser le début de l’enquête sur l’île elle-même. Un personnage est désigné d’office par chapitre pour partir à la chasse aux indices, mais le choix est laissé à la joueuse ou au joueur de sélectionner le second membre qui l’accompagnera. Ces choix ont leur importance puisqu’ils apporteront des dialogues différents voire même des situations inédites qui vont influer sur la direction du chapitre. Une fois que notre duo a fait le tour des lieux, qu’il a posé suffisamment de questions, qu’il a découvert des pistes et qu’il s’est éventuellement fait plumer aux cartes, il revient au bateau. Ceci donne lieu à une nouvelle discussion animée au cours de laquelle tout le monde sera amené à débattre pour choisir la prochaine destination entre deux options. Et rebelote au prochain chapitre…
Ohé, ohé, mets du zèle à ton voilier
Présenté de cette manière, on pourrait croire qu’au fil de la douzaine de chapitres, on s’installe dans une forme de répétition paresseuse, mais heureusement il n’en est rien. Notamment parce que votre équipage va très vite s’étoffer et que les différents personnages ont des profils tellement variés que leurs interactions n’ont pas fini de vous surprendre. D’ailleurs, tout n’est pas rose à bord du navire, il va y avoir des tensions, des conflits et des incompréhensions qu’il vous reviendra de dissiper petit à petit en effectuant les bons choix. Mais surtout, ce qui fait le sel du jeu, c’est indéniablement la richesse de son écriture. Dites-vous bien qu’il vous embarque pour un univers avec un background incroyablement étoffé et qui part dans des directions multiples : on y trouve aussi bien des communautés qui explorent les rêves pour y voir des signes que des scientifiques qui travaillent sur de la bio-ingénierie, des esthètes versés dans la poésie que des gamins qui cherchent à fuir le monde… On est clairement au niveau des meilleurs romans de SF contemporains, lorgnant même du côté du hopepunk ou du solarpunk tant l’accent y est mis sur l’inclusivité et la bienveillance de manière générale. Pour celles et ceux qui connaissent, j’ai clairement eu l’impression qu’une autrice telle que Becky Chambers aurait très bien pu pondre un scénario pareil (et si vous ne la connaissez pas, rien ne vous empêche d’aller découvrir ses bouquins).
Cette belle médaille a forcément un revers, et il sera de taille pour bon nombre de francophones : pour l’instant le jeu n’est proposé qu’en anglais et vu la tonne de dialogues qu’il contient, vu aussi la taille modeste du studio, il y a peu de chance qu’une traduction française finisse par voir le jour. Si vous ne vous sentez pas suffisamment à l’aise avec la langue des Monty Python, vous pouvez toujours vous consoler d’une manière ou d’une autre. Après tout, peut-être êtes-vous allergique aux jeux purement narratifs et alors l’expérience ne vous était pas destinée de toute façon. Ou alors, peut-être aussi que les thématiques tournant autour de la perte d’un être cher ne vous inspirent pas, voire même ont tendance à vous faire fuir. Peut-être que le jeu de cartes en 2v2 inventé pour l’occasion aurait pu vous plaire, mais que l’IA pas toujours maline avec qui il faut faire équipe aurait fini par vous rendre grognon. Bref, piochez l’excuse qui vous convient le mieux, c’est cadeau, moi de mon côté je vais continuer d’explorer les différents embranchements scénaristiques de ce Saltsea Chronicles et de me délecter de son écriture tendre et bigarrée.
Saltsea Chronicles est un jeu narratif incroyable, méticuleusement confectionné, qui déborde de tendresse et qui se dévore comme on dévore un bon bouquin.