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Brothers : A Tale of Two Sons
Depuis quelques années, la scène indé nous fait très régulièrement parvenir des jeux immédiatement qualifiés de pépites qui finissent pourtant par sombrer dans l’indifférence de notre catalogue Steam. Brothers : A Tale of Two Sons, révélation du dernier Summer of Arcade mérite-t-il de rejoindre le purgatoire des jeux oubliés ?
Brothers raconte le voyage de deux frères en quête d’un remède magique pouvant soigner leur père. Le jeu se déroule dans un univers heroic-fantasy d’inspiration nordique tout à fait charmant dont nous n’apprendrons pas énormément de choses. Puzzle-game ultra-linéaire d’à peine 3 heures, il tire essentiellement son originalité dans la nature de son gameplay. Celui-ci propose au joueur de diriger simultanément les deux protagonistes sur chacun des sticks de sa manette, le sortant ainsi de sa zone de confort et de sa toute puissante dextérité pour le forcer à repenser régulièrement ses gestes en fonction de la position des personnages à l’écran. Si le jeu n’est pas dur, faire se croiser les deux frères reste une expérience déstabilisante jusqu’au bout qui peut mener à ne plus savoir quel pouce dirige qui. Là où chacun a l'habitude de voir son personnage lui répondre au doigt et à l’œil, il faut ici savoir diviser son intention et penser ensemble synchronie et asymétrie. S’il y a d'autres jeux qui proposent de tirer volontairement parti d’un handicap de maniabilité - on pourrait citer les hilarants Octodadet QWOP- aucun n’aura par contre tenté de pousser le concept sur la pente symbolique qu’emprunte Brothers.
Celui-ci prend en effet la pleine mesure de l'intérêt narratif et théorique que sous-tend cette prise de position, la difficulté à coordonner ses deux mains devenant la mise en forme pratique d’une coopération difficile de deux êtres pourtant du même sang. Le jeu multiplie tout autant les métaphores du lien biologique qui unit les frères (le sang, la corde) dont il fait parfois des enjeux de gameplay, qu’il fait le récit des différences et des complémentarités de chacun d'eux (l’un a peur de l’eau, l’autre est plus fort mais peu agile, l’un est espiègle, l’autre plus charitable). Le parcours des deux jeunes personnages sur le terrain de jeu prend la forme d'une variation autour de ces rapports fraternels : parfois ensembles, parfois séparés, empruntant ou non le même chemin ou la même direction, coopérant à distance ou conjuguant leurs forces. Le jeu, qui emprunte la forme morale du conte, transforme alors ce chemin initiatique sans père ni mère en épreuve symbolique du grandir ensemble : comment affronter, étant enfant, la peur, la mort, la violence et la sexualité.
Mais c’est surtout en mettant en espace sa fiction sur la surface même de la manette que Brothers se montre le plus audacieux. Il propose alors d'explorer la bipolarité de notre propre personne. Cerveau droit/cerveau gauche (repris par les personnalités pragmatiques et créatives des jeunes frères), main droite/main gauche, adresse/maladresse, coopération/compensation deviennent tout autant des implications pratiques que narratives. Ce n’est pas la première fois qu’un jeu explore les difficultés à communiquer entre les êtres, mais c’est sans doute la première fois que cet enjeu est également localisé directement au travers le corps même d’un unique joueur. Ici, c'est l'acte même de jouer qui devient porteur d'un sens narratif et émotionnel fort, le gameplayse révèlant plus efficace et nuancé que la mise en scène (parfois un peu lourde dans le jeu). La fratrie orpheline est livrée aux mains et à la responsabilité du joueur dans un investissement émotionnel proche d’Ico, mais bien plus viscéral. Brothers met en effet en jeu l’une des plus belles idées de jeu vidéo, où le geste d’un joueur invisible incarnant l’action rejoint dans la fiction celle – fantomatique – des disparus, ici en premier lieu la mère dont l’absence hante le jeu jusque dans ses mécaniques.
Un autre jeu narratif, Beyond : Two Souls, aura lui aussi tenté de jouer sur l’émotion de ce lien informel et complexe qui unit le joueur à son avatar. Transformé en fantôme capable de hanter un personnage auquel on est relié par un cordon ombilical, on était libre d’intervenir ou non dans la vie de Jodie. Mais là où Beyond : Two Souls passe le plus souvent à côté de son sujet, Brothers conçoit son gameplaytout entier comme l’articulation d’un réseau de relations incertain et ténu entre le joueur, ses personnages et leurs fantômes. On peut dire qu’aucun jeu n’aura encore mis en forme les questions de deuil et de mélancolie de manière si précise (et si proche de la description qu’en fait la psychanalyse), en nous faisant expérimenter les difficultés à s'entendre et l’absence par la disparition d’un geste dont on garde le réflexe, révélant ainsi l’abime entre disparition physique et survivance psychique.
On pourrait s’arrêter là et dire que Brothers, en alliant ainsi narration et gameplay, préfigure ce que le jeu vidéo devrait être. C'est bien l’effet que le jeu peut produire, en noyant dans une sincère émotion toute velléité critique. Pourtant ce serait aussi faire l’impasse sur son problème principal : s’il se révèle audacieux et ambitieux dans sa manière de lier gameplayet scénario, c’est en sacrifiant complétement le premier au second. Totalement inhibé, le plaisir de jeu est tout entier dépendant d’une forme narrative qui nous livre clé en main – et ce dès les premiers moments – son sens et ses enjeux, se contentant par la suite de varier des situations certes efficaces mais convenues. Autrement dit le gameplay- et le joueur avec - font de la figuration tandis que le jeu déroule son histoire et l’interprétation qui va avec. La conséquence pratique c’est que non seulement le jeu est très facile et d’une rejouabilité limitée, mais surtout que dépouillé de son rapport à la narration, il n’a que peu d’intérêt. Ce que le gameplayapporte à la narration, celle-ci est bien loin de lui rendre. D'un côté le jeu semble lui faire suffisamment confiance pour lui transférer la plus belle part de son récit, de l'autre il choisit de le désinvestir de son pouvoir en le rendant anecdotique. Il manque donc sans doute à Brothers un peu de radicalité. La meilleure intégration d’un scénario au gameplaypasserait peut-être plus par la dissolution de ce dernier dans les mécanismes de jeu vidéo plutôt que l’inverse. Après tout, il n’y a aucune narration dans un Civilization, et pourtant combien de récits peut-on en faire?
Brothers est assurément un beau jeu, émouvant et plein de charme. Il travaille le lien entre interactivité et narration d’une manière intéressante et sensible. Reste à savoir si on veut qu’un jeu nous raconte une histoire quitte à asservir le gameplay, où si l’on préfère faire de celui-ci notre plat de résistance et l’investir de nos propres récits de joueurs. Sur ce point, c’est surtout une question de goût malheureusement irréductible à une note.