TEST
Baba is You : brain is melted
par Nicaulas,
email @nicaulasfactor
On avait découvert Baba is You lors de l'Indiecade Paris 2018, mais le jeu existe depuis plus longtemps que cela. Sa toute première apparition remonte à la Nordic Game Jam de 2017, qu'il avait remporté, et s'est depuis taillé une solide réputation à chaque fois qu'il a été présenté en salon. Il avait d'ailleurs raflé le prix du public à l'Indiecade. Son développeur, Arvi "Hempuli" Teikari n'a pas hésité à fignoler le projet plus longtemps que prévu, décalant la date de sortie d'un bon gros trimestre. Pour, entre autres choses, ôter du jeu des niveaux considérés comme trop difficiles. Vous m'excuserez, mais avant de poursuivre l'écriture de ce test je vais me rouler en boule sous ma couette et pleurer de terreur. Parce que s'il existe, quelque part dans ce monde, des niveaux plus difficiles que ceux déjà présents, je ne veux jamais croiser leur route.
Comme beaucoup de jeux stars de game jams et/ou de salons, Baba is You repose sur un concept aussi simple que riche, une idée qu'on aimerait tous avoir eu avant tant elle ouvre des possibilités de gameplay infinies. En l'occurrence, Baba is You est un jeu de réflexion qui mélange un sokoban (ces puzzles 2D où on pousse des caisses en essayant de ne pas se bloquer soi-même) et de la micro-programmation avec des niveaux aux règles évolutives. Concrètement : dans chaque tableau se trouvent des blocs mots qui, lorsqu'ils sont assemblés, définissent les règles du niveau. BABA/IS/YOU veut dire qu'on incarne Baba, FLAG/IS/WIN qu'il faut atteindre le drapeau pour gagner, WALL/IS/STOP qu'on ne peut pas traverser les murs, ROCK/IS/PUSH qu'on peut pousser les rochers. En déplaçant ces blocs, on peut casser ces règles et/ou les recombiner, et ainsi atteindre l'objectif du niveau. Seules contraintes : les associations doivent se faire de gauche à droite ou de haut en bas (YOU/IS/BABA ne fonctionne pas, par exemple), et les blocs pleins doivent terminer une combinaison pour fonctionner. Autre précision d'importance : le jeu n'est disponible qu'en anglais.A partir de cette base ultra-simple, il suffit à Baba is You d'ajouter des dizaines d'opérateurs supplémentaires pour enrichir ses puzzles. Des blocs sujets, évidemment (door, key, tree, water, lava, box, robot, etc.), des verbes ou adjectifs (hot, sink, melt, move, shut, open, etc.), mais également d'autres opérateurs comme AND qui permet d'ajouter une deuxième règle (ROCK/IS/PUSH/AND/HOT), NOT qui parle de lui-même, ou encore l'étonnant HAS qui indique qu'un objet en créera un autre s'il est détruit (BOX/HAS/KEY = si vous détruisez la caisse, elle vous donnera une clé). A partir de certains niveaux, on se retrouve même un peu submergé, et prendre des notes, d'une manière ou d'une autre, s'avère indispensable pour bien appréhender le fonctionnement du puzzle. Certes, en affichant le menu avec Echap on peut voir la liste des règles actuellement en vigueur dans le puzzle, mais cela suffit rarement à saisir ce qui est en jeu. Il faut dire que tout le sel de Baba is You vient de la dissonance entre ce qu'on perçoit et ce que les choses sont réellement. Tant qu'aucune règle ne vient donner de la consistance à un objet, il faut le considérer comme un décor dessiné au sol à la craie.
C'est même l'un des rares défauts de Baba is You : il manque peut-être quelques niveaux basiques pour apprendre à maîtriser chaque concept avant de se lancer dans des puzzles plus compliqués. On pense tout particulièrement aux conditions évoquées plus haut (écrire de gauche à droite ou de haut en bas, et terminer par des blocs pleins) qui ne sont en fait formalisées nulle part et qu'on apprend à la rude, ou en demandant de l'aide. Avec Gautoz, on pense à créer un groupe de parole et de soutien. D'autres blocs restent assez nébuleux pendant un moment, comme SHIFT ou FLOAT. Il existe également des règles de priorité auxquelles on ne pense pas spontanément, comme quand LAVA/IS/PUSH permet de déplacer la lave sans mourir malgré les règles BABA/IS/MELT et LAVA/IS/HOT : sans avoir essayé, impossible de deviner que c'est le PUSH qui l'emporte sur la combinaison MELT-HOT. Plus globalement, le fait que les règles agissent comme de la programmation pas à pas (et n'ont donc pas court quand vous ne bougez pas) ne devient perceptible que lorsqu'on se confronte aux blocs MOVE ou TELE, dont on vous laisse la surprise. Le jeu assume complètement, poussant ses cobayes à essayer différentes manipulations pour voir ce qu'elles donnent, offrant non seulement un reset du niveau sur R, mais aussi un rewind sur Z. On peut ainsi remonter dans le temps, action après action, pour revenir à un point de son raisonnement sans tout foutre à la poubelle.
Il n'empêche : Baba is You est brillant. Comme dans la plupart des grands puzzle games de ces dernières années (Tetrobot, Snakebird, Stephen's Sausage Roll, A Good Snowman is Hard to Build...) il agit en deux temps. On le hait, d'abord, parce qu'on se sent stupide à ne pas voir la solution. Puis on l'adore, quand les rouages s'activent et que l'épiphanie arrive. On résout certains niveaux du premier coup alors que nos collègues galèrent, et puis les rôles s'inversent et on vient quémander leur aide sur le niveau suivant, pour lequel le cerveau a lâché prise. On fait des pauses, on se change les idées, on revient dessus en espérant que cette fois, ça y est, ça va cliquer. Des fois ça fonctionne, des fois non. Mais il y a une constante : qu'on trouve la solution (ou les solutions, puisque beaucoup de niveaux peuvent être terminés de plusieurs façons) sans trop d'effort ou en suant sang et eau, celle-ci est toujours d'une simplicité déconcertante. Il fallait simplement prendre un peu de hauteur et considérer le problème dans son ensemble, mais également abandonner des années de conditionnement aux règles usuelles des jeux vidéo. Ce n'est pas parce qu'une règle existe qu'il faut impérativement la suivre. Tenez, par exemple, la vignette qui surplombe cet article : spontanément, on pousse les rochers pour accéder au drapeau. Sans se rendre compte que, les murs n'étant pas fermés, on peut tout aussi bien faire le tour par l'extérieur. (Ha, et lire les titres des niveaux, ça aide aussi.)
La simple règle XXXX/IS/YOU est particulièrement tenace : on a tellement l'habitude d'incarner un même personnage tout au long du jeu que l'idée même de se mettre à incarner un rocher ou une feuille ne vient pas naturellement. Ou, plus subtile, l'idée d'incarner plusieurs choses en même temps. Et puis pourquoi toujours chercher à déplacer son personnage jusqu'à l'objectif, alors qu'il suffit parfois de déplacer l'objectif jusqu'au personnage ? Le jeu est bourré, rempli à ras-bord de ce genre de mindblowns qui sont une drogue dure. Il y a une dizaine de mondes pour une bonne grosse centaine de niveaux, mais il faut les débloquer au fur et à mesure. Résoudre un niveau débloque les niveaux adjacents, et une fois atteint un nombre de niveau minimum (souvent 6 ou 8), on peut accéder au monde suivant. Baba is You contient également des niveaux bonus particulièrement retors, mais même avant eux vous tomberez certainement sur vos limites, à cause de la multiplication des règles. Pour moi, ça a été les niveaux avec les blocs MOVE ou PULL pour lesquels mon cerveau à démissionné. Pour vous, ce sera peut-être autre chose, puisque les derniers mondes contiennent tout un paquet d'idées assez folles qu'on vous laissera découvrir. En tous cas, il est plus que probable que je n'arrive jamais à terminer le jeu sans soluce.
Avec tout ça, on n'a même pas évoqué les bases : pour son propre bien, le jeu est visuellement très simple, donc très lisible (même si vous aurez peut-être envie de désactiver le wobbling dans les options), mais néanmoins mignon comme tout. Point très positif, la B.O. a bénéficié d'un soin notable, évitant les boucles trop courtes et variant les thèmes et les ambiances selon les mondes et (parfois) les niveaux. Vu le temps qu'on y passe et l'attention qu'on y porte, c'est plus que bienvenu. Réécouter les musiques d'un puzzle game quand on n'y joue pas, c'est extrêmement rare. Pour donner un ordre d'idée aux connaisseurs, on est sur un niveau équivalent au travail de Morusque sur Tetrobot. Un peu en dessous, puisqu'il n'y a pas un morceau unique par niveau, mais pas loin. Et pour finir, on n'a pas pu essayer la version Switch, mais des collègues ont préféré toper une clé pour la portable de Nintendo. Ca tourne comme un charme et c'est parfaitement jouable, ce qui n'est pas une surprise étant donné la rusticité de la technique et la simplicité des commandes.
Baba is You brille par la richesse et la simplicité de son concept. Comme tous les bons puzzle games, vous lui vouerez autant de haine (quand vous cherchez) que d'amour (quand vous trouvez). On n'aurait pas craché sur quelques niveaux didacticiels supplémentaires pour maîtriser plus facilement certaines règles d'association et de priorité des blocs, mais on ne va pas bouder notre plaisir pour autant.