INTERVIEW
[Interview] Olivier Leonardi - Arts, artistes et direction
par K.Mizol,
email @Super_Slip_Man
Olivier Leonardi a commencé sa carrière, avec un diplôme des Beaux Arts de Marseille en poche, dans une toute petite boite dont le jeu ne sera jamais sorti. Il passera ensuite 4 années enrichissantes chez Katarsys, un studio de création 3D. Ubisoft Montréal fera de lui un directeur artistique accompli notamment sur Prince of Persia : Les Deux Royaumes, Rainbow Six Vegas ou encore Shaun White Snowboarding. 4 ans de bons et loyaux services qui l'amèneront, en 2007, chez Criterion où il partira au bout de 6 mois parce qu'on ne lui donna strictement rien à faire... Il s'installa tout de même en Angleterre mais chez Splash Damage où il se fit connaître comme le D.A. responsable du look remarqué et remarquable de Brink. Depuis Olivier a évolué au sein de l'entreprise, occupant par exemple le poste de Game Director pour le mode multijoueurs de Batman : Arkham Origins. Aujourd'hui, Olivier y est Chief Creative Officer, on y reviendra...
De tous les jeux sur lesquels tu as bossé, Brink est celui dont la direction artistique est la plus franche, la plus prononcée, stylisée. Est-ce que c'est le jeu dont tu es le plus fier à titre purement personnel ?
Oui parce que Brink, au moment où j’ai rejoint Splash Damage en 2008, c’était plus ou moins une page blanche, il y avait quelques travaux de recherche plutôt intéressants qui avaient été entrepris par Laurel Austin la concept artiste principale, mais j’avais envie d’aller dans une direction différente surtout pour le design des personnages. Ce qui est resté de cette période d’incubation, c’est le concept d’une ile artificielle flottante et l’idée de la “tour des fondateur”, cet obélisque blanc planté au milieu de l’ile.
Pour être honnête, et je pense que je l’ai déjà dit en interview, je savais exactement ce que je voulais faire mais on ne m’a pas donné carte blanche pour autant. Il a fallu prouver ce que la stylisation allait apporter au jeu comparé à une approche plus [photo]réaliste. Ce n’est que passé la première démo E3 en 2009 (un vrai passage rituel pour beaucoup de productions !), et au vu des retours ultra positifs, que l’on a pu se concentrer à développer le style à 100% dans cette direction. La direction de Splash Damage à l’époque et celle de Bethesda en tant qu’éditeur ont complètement appuyé mes choix artistiques.
Brink a été une expérience très intéressante pour le directeur artistique que j’étais et surtout une opportunité exceptionnelle.
Il y a 4 ans de ça j'ai pu t'interviewer en te demandant de me parler de tes projets à venir, de tes idées. Tu me répondais "[...] je compte poursuivre ce que j’ai entrepris sur Brink, pousser la stylisation, le traitement de l’image dans des directions très différentes." L'industrie du jeu AAA est ce qu'elle est, le processus de création y est long. Toujours est-il que jusqu'ici on a toujours rien vu en rapport. Ça va venir ou tu as rencontré quelques embûches ?
Splash damage travaille sur des produits très différents et les choix artistique pris sur ces différents projets réagissent à des facteurs multiples et complexes. La stylisation elle doit être justifiée et elle est inévitablement influencée par le type de modèle économique, l’audience visée, le thème du jeu, etc.
Si nous avions continué dans la lancée d’un Brink 2, il aurait été naturel de continuer et de développer le style assez extrême de Brink. Nous avons pris une route assez différente avec le lancement de multiples produits “maisons” sur multiple plateformes, Rad Soldiers sur iOs, avec un rendu très cartoon, Dirty Bomb / Extraction avec une approche plus réaliste mais toujours en se focalisant sur un design de personnage qui sort de l’ordinaire mercenaires - Black water – US marines vu un million de fois dans tous les shooter modernes. Le mode multijoueurs de Batman Arkham Originsavec un style… ben… qui doit respecter le style établi par Rocksteady à la base… Donc on a effectivement poussé le style de nos jeux dans des directions très différentes. On travaille en ce moment sur d’autres concepts et l’approche sera encore différente.
Pourtant, j’ai la sensation que Splash Damage est spécialisé dans le FPS, souvent multijoueurs, souvent guerrier plus ou moins basiques en terme de style. As-tu le sentiment que c'est un frein à la direction artistique osée ? Depuis Brink les projets annoncés par Splash Damage, comme Dirty Bomb par exemple, ont une D.A. tout de même moins "folle", sûrement plus facile à vendre. Est-ce frustrant pour toi ?
Non, ça n’est pas frustrant du fait que Splash Damage n’est plus un studio qui travaille sur un seul jeu à la fois. Si on devenait un studio qui devait exploiter une seule licence de shooter photo-réaliste verrouillée sur un style visuel pseudo réaliste, ça pourrait devenir frustrant, mais ce n’est pas le cas !
Ces dernières années le marché indépendant a pris feu. La liberté créative que les créateurs ont donne parfois des directions artistiques hyper originales, variées, stylisées. Ça va dans tous les sens. Est-ce que ça te fait envie ?
Oui ça fait beaucoup envie et c’est super rafraîchissant ! Il y a une énorme explosion de styles, toutes plateformes confondues. L’absence ou l’apparente absence de contraintes donne une liberté totale aux artistes avec tous les risques que ça peut introduire. Le but ultime d’un créateur de jeu ce n’est pas de faire de l’argent facile et sale avec un titre dont les mécanismes de monétisation sont plus soignés que le gameplay lui-même (désolé je ne serai jamais un supporter de ce genre de pratique). La vraie réussite c’est de créer une expérience inoubliable, que ce soit à travers des visuels, de l’histoire ou des mécaniques de gameplay. Donc à partir du moment où le style visuel transmet la meilleure expérience de jeu, il n’y a pas de limites à la direction visuelle. La scène indépendante est en train d’aider à retirer les contraintes artificielles qui freinent souvent la créativité dans les plus grosses productions. Et c’est bien !
Ces derniers temps, quels sont les jeux, déjà sortis ou à venir, dont la direction artistique t’enthousiasme le plus ?
Dans le désordre le plus total : Monument Valley, Child of Light, Short Peace, Destiny, Sunset Overdrive, GTA V, Bioshock Infinite, Loadout, inFAMOUS Second Son, The Unfinished Swan.
La D.A. de Brink s'inspirait ouvertement d'artistes comme Ron Mueck, Jon Foster, Phil Hale ou encore Sebastian Krüger, du mouvement hyperréaliste. Des revendications artistiques de ce genre sont assez rares dans l'univers du jeu vidéo qui oscille souvent entre photo-réalisme basique ou cartoon souvent simpliste. Est-ce qu'il y a des mouvements artistiques ou des artistes en particulier qui te paraissent intéressant pour l'élaboration de la D.A. d'un jeu ?
C'est très vaste comme question ça, je pense que beaucoup de mouvements artistiques ou d'artistes peuvent servir de fondation pour l'élaboration d'une D.A. et je pense aussi que l'inspiration qui sert à l'élaboration de cette D.A. doit puiser dans de multiples références. Que ça soit dans la peinture, la cinématographie, les mangas, l'architecture... Avoir une bonne connaissance des arts visuels est crucial dans le curriculum d'un artiste ou d'un D.A., le cinéma ne se limite pas aux blockbusters hollywoodiens et les arts graphiques aux comic books. J'espère juste que plus de créatifs seront attirés par des choses un peu plus extrêmes, prenant par exemple pour référence ce qu’a fait Benoit Debie pour les films Enter the Void de Gaspar Noé ou Springbreakers de Harmony Korine, ou les sculptures de dingue de Kris Kuksi et de Takayuki Takeya.
Au tout début de ta carrière tu as bossé sur un jeu CD-Rom finalement annulé : Atripolis 2097. Pour les décors tu découpais des plaques de mousse, des pailles en plastique, le tout était filmé puis repeint, puis intégré au jeu etc. Pourquoi aujourd'hui il n'y a plus cet état d'esprit manuel ? C'est une perte de temps ? Je rêve d'un jeu avec des décors et des personnages en pâte à modeler par exemple, en me disant qu'étant donné le temps que ça prend ça n'arrivera jamais.
Je pense que la standardisation et l'optimisation des méthodes de productions ont eu un impact énorme sur le choix des médiums utilisés. Un jeu ça coûte énormément d'argent à produire donc on est tenté de choisir celles qui sont le plus "cost effective". Mais ça n'empêche pas certains studios d'introduire en périphérie du produit des éléments visuels qui sortent un peu de l’ordinaire, j'étais assez étonné de voir que par exemple les cinématiques interstitielles de inFAMOUS Second Son étaient entre autre faites d'encre soufflée à l'air comprimé filmé en macro mixé avec du stencil art et des personnages 3D !
Est-ce que tu penses qu'il faut savoir anticiper les tendances graphiques et les modes pour être un bon directeur artistique ? A une époque le cell-shading était en plein boum avant de finalement se faire discret par exemple.
Il faut à mon sens faire un minimum de veille technologique et rester en contact avec ce que les nouvelles cartes graphiques ou moteurs de jeu sont capable de faire. Mais ça ne doit pas devenir une contrainte, c'est pas parce que tout le monde fait du flat design dans leurs interfaces ou que tout le monde parle de PBR que tout doit soudainement avoir un rendu photo-réaliste. Un bon directeur artistique c'est quelqu'un qui est capable d'établir une vision qui sert l'expérience de jeu, et qui surtout est capable de la communiquer aux artistes, de leur donner l'opportunité de se l'approprier, et finalement de lui permettre d'évoluer.
Dans le domaine artistique la France est réputée pour produire d'excellents éléments, comment expliques-tu que tous ces excellents éléments que ça soit dans le jeu vidéo, le cinéma, ou l'animation restent très rarement en France ?
Je pense que ces excellents éléments sont souvent approchés par des compagnies qui leur offrent des moyens d'exprimer leur art un peu plus facilement qu'en France. La France manque surement d'opportunités. Mais l'explosion du marché indépendant du jeu vidéo est en train de changer ça.
Ta carrière a évolué chez Splash Damage, tu as par exemple fait un an et six mois en tant que Président et « Game Director », tu peux nous expliquer comment c'est arrivé, pour quelles raisons, et pourquoi tu ne l'es plus aujourd'hui ?
Dans une compagnie, on peut avoir un rôle à l'exécutif et un rôle plus proche des projets comme celui de game director, poste que j'ai occupé pendant une partie de la production du mode multi d’Arkham Origins.
Désormais et ce depuis un an, tu es "Chief Creative Officer" dans la langue de Shakespeare, ça donne quoi dans la langue de Molière ? Ce n'est pas exactement directeur créatif mais presque.
Je ne suis pas sûr qu'il y ait une traduction littérale (c'est un peu comme PDG et CEO), mais c'est en gros directeur de la création. Ce qui consiste à superviser l'ensemble des produits développés par le studio du point de vue créatif, incluant art, design, audio. « Officer » implique que ton nom est inscrit au registre des compagnies ici en Angleterre, comme faisant partie du comité de direction, en gros si la boite magouille et coule en laissant des créanciers et des employés sur le pavé, tu vas en taule. (Super, non ?)
(Génial...) Est-ce que tu as ressenti une certaine pression en changeant de poste alors que tu as construit presque toute ta carrière sur la direction artistique ? Ou finalement est-ce que tu as pris ça comme quelque chose de logique et naturel ?
Oui, la pression est énorme parce que soudainement ce que j'avais en charge en tant que directeur artistique devient une petite partie du domaine de la création et que les décisions prises ont un impact assez conséquent sur la stratégie de la boite et au final son succès. J'ai énormément à apprendre !
Je sais que tu es un gros fan de sports extrêmes, ça ne te manques pas de ne plus travailler sur un jeu du genre comme tu as pu le faire chez Ubisoft pour Shaun White Snowboarding ?
Je suis surtout assez déçu que ce genre ait complétement disparu des écrans ! Bien sûr ça n'a rien à voir avec la pratique du sport lui-même mais c'est un univers qui a sa place dans le jeu vidéo. J'aimerai pouvoir travailler sur un open world / univers persistant avec comme thème les sports extrêmes, mix de DriveClub / X Games alimenté en challenges et en contenu par différentes communautés de joueurs avec de l'exploration, du base management, du montage vidéo, etc. Je sais, ça n'intéresse personne mais c'est pas grave ! Vu que je n'ai absolument plus le temps de monter sur une planche, c'est ce qui s'en rapprocherait le plus !
Ah bah si, dans l’idée moi j’achète ! Il y a un côté Arcade dans les jeux vidéo de sports extrêmes qui se perd aussi en plus. D’ailleurs Splash Damage jusqu'ici ce n'est que du FPS (ou presque, cf le multi d’Arkham Origins), est-ce qu'on peut s'attendre à ce que vous abordiez un autre genre ?
On a beaucoup de choses en préparation qui différent beaucoup du FPS classique, mais je ne peux pas en dire plus pour l'instant, évidemment.