INTERVIEW
[Interview] Alan Gershenfeld - Changer le monde
par K.Mizol,
email @Super_Slip_Man
Alan Gershenfeld est actuellement le Président de E-Line Media, développeur et éditeur américain de divertissement numérique spécialisé dans l'engagement et l'éducation. En d'autres termes, à travers des médias comme celui du jeu vidéo, il éduque les enfants, attire l'attention sur une cause, fait passer des messages sociaux. Et contrairement à un certain nombre de personnes derrière les initiatives du genre, l'homme a une grosse expérience dans l'industrie du jeu puisqu'il a travaillé au management d'Activision pendant 6 ans (sous sa responsabilité est notamment sorti le premier Tony Hawk Skateboarding). Il a également donné de sa personne pendant 10 ans dans l'industrie cinématographique et se trouve être l'un des responsables de Games For Change, une ONG qui vise à se servir du jeu vidéo pour changer le monde depuis plus de 10 ans maintenant. E-Line collabore avec bon nombre d'organisations philanthropiques ou encore d'intérêt académique et public. Dernièrement, ils se sont associés à Upper One Games, un studio et éditeur de jeux vidéo dirigé par des natifs d'Alaska (souvent discriminés aux Etats-Unis) pour le développement de l'intrigant Never Alone sur PC et consoles et dont on reparlera plus bas en détails.
Quelle est la première chose qui t'a motivé à créer des jeux pour aider les gens ou éduquer les enfants ?J'ai toujours été intéressé par la manière d'exploiter le pouvoir d'un média populaire - films, comics, jeux vidéo, musique - pour inspirer la jeunesse et les jeunes adultes, les intéresser à une cause, qu'ils s'engagent. Cet intérêt remonte à l'époque de mon travail dans le film en Chine avec l'association caritative FilmAid Internationnal et Games for Change. Mon intérêt plus spécifique pour le jeu vidéo a commencé quand je faisais partie de l'équipe de management qui a aidé à reconstruire Activision au début des années 90. A voir les milliards d'heures que les gosses et les jeunes adultes passaient à jouer à des jeux commerciaux qui impliquaient de résoudre des problèmes, d'avoir une pensée critique, la coopération, le jeu de rôle, la créativité etc. - il était devenu de plus en plus clair que ce média avait un énorme potentiel à la fois d'attractivité, mais aussi pour l'apprentissage utile, la santé et l'impact social.
Quand on regarde le site d'E-Line Media, on a le sentiment que les mentalités des gens et du gouvernement changent à propos des jeux vidéo. Pourtant, on a toujours des politiciens qui critiquent violemment le média et qui essayent de le faire passer pour un fléau pour la jeunesse. Qu'en penses-tu ?
Oui, c'est vrai. En tant que développeur de jeux basés sur l'apprentissage, je passe beaucoup de temps avec des gens intelligents et réfléchis qui sont convaincus que les jeux vidéo vont être au cœur de la façon de rendre l'enseignement plus attractif, pertinent et efficace pour préparer les jeunes à la vie et aux carrières du 21ème siècle. En tant que personne qui passe beaucoup de temps à parler du jeu vidéo avec les parents, les enseignants et les décideurs, je passe aussi beaucoup de temps avec des gens intelligents et réfléchis qui sont absolument convaincus que le jeu vidéo est un divertissement stupide, qui émousse les cœurs et les esprits et qu'il n'a pas sa place dans l'éducation.
Comme les jeux vidéo deviennent de plus en plus sophistiqués, ces perspectives très différentes sont devenues de plus en plus endurcies. D'une part, nous avons des livres qui sont de véritables best-sellers et qui soulignent comment les jeux peuvent aider à sauver la planète et un océan a priori infini d'articles et de conférences qui surgissent sur la "gamification". D'autre part, les parents se débattent énormément avec la quantité de temps que leurs enfants passent sur les médias digitaux (plus de 8 heures par jour aux USA), dont la majeure partie est consacrée aux jeux vidéo (97% des ados jouent aux jeux vidéo), et sont profondément préoccupés par le contenu de certains des jeux les plus populaires.
Comprendre l'impact des jeux vidéo sur les enfants de manière individuelle et plus largement sur de grandes franges de la population - les impacts positifs comme négatifs - est un processus complexe. Nous avons besoin d'un programme de recherches objectif et impartial qui peut explorer l'impact que les jeux ont sur différents joueurs à travers une certaine variété de contextes de jeu. Cette recherche aidera l'industrie, les décideurs, les parents, les enseignants et les professionnels de la santé mentale afin de maximiser les avantages et minimiser les inconvénients du média.
A propos de "Bringing Minecraft to the classroom" (ndlr : littéralement "amener Minecraft dans les salles de classe", l'une des collaborations et des initiatives d'E-Line Media), c'est intéressant parce que c'est un jeu qui à l'origine n'a pas été spécifiquement développé pour l'éducation, c'est un jeu qui existe déjà, et vous l'avez emmené dans les salles de classe. Est-ce que tu penses que d'autres jeux qui existent déjà seraient bons pour l'éducation ? Lesquels ?
Beaucoup de jeux commerciaux populaires contribuent à encourager des capacités essentielles comme la créativité, la coopération, la pensée critique, la résolution de problèmes, la pensée systémique - toutes les compétences "transférables" qui seront utiles dans un monde où les gens vont changer d'emploi plus souvent et où beaucoup seront pris pour des jobs qui n'ont pas encore été inventés. Certains jeux - comme Minecraft, SimCity, Portal, Kerbal Space Program - planifient plus facilement la variété d'objectifs du programme d'études que les autres (bien que j'ai vu tout de Angry Birds à World of Warcraft utilisé efficacement dans la salle de classe). Minecraft, en particulier, est une plate-forme d'éducation vraiment puissante qui peut être efficacement appliquée à n'importe quel sujet. En fait, nous avons récemment travaillé sur un projet avec Google, l'institut des technologies de Californie et le meilleur modder de Minecraft, Daniel Ratcliffe, à développer qCraft, un mod qui introduit les joueurs dans le monde bizarre de la mécanique quantique. Des projets comme celui-ci se servent des jeux commerciaux comme de "passerelles" vers de nouvelles idées. Ceci dit, si le but est l'adoption dans les salles de classe - pour replacer le temps ou l'argent dans l'éducation formelle - il faut encore beaucoup de travail pour adapter les jeux aux besoins d'un enseignant typique qui peut ne pas être un adepte de la technologie, qui peut ne pas avoir d'expérience dans ce genre de projet d'apprentissage basé sur l'investigation et qui a beaucoup d'autres contraintes. Pour vraiment faire des jeux commerciaux un succès dans les salles de classe, ils doivent être adaptés de manière à conserver l'essence de ce qui fait le plaisir du jeu et du travail et répondre aux besoins d'apprentissage et de mise en oeuvre pratique de l'enseignant. C'est l'objectif d'une plate-forme comme MinecraftEdu.
Après la sortie de Journey, Jenova Chen a reçu une lettre d'une jeune fille. Elle y raconte qu'elle a joué au jeu avec son père mourant, et combien ça l'a aidé et changé sa façon de voir la vie. Est-ce que ça peut vous inspirer pour le développement de vos jeux ?
Absolument. Il y a un nombre croissant de recherches montrant que le gameplay intergénérationnel présente de nombreux avantages pour les adultes et les enfants. Quand une partie entre les générations implique un jeu réfléchi et inspirant comme Journey, l'impact peut être particulièrement puissant. Beaucoup de l'apprentissage et de l'impact positif qui en découle arrivent durant les conversations autour de la partie. On espère définitivement accomplir cet objectif avec un nouveau jeu qui s'appelle Never Alone (Kisima Innitchuna) que l'on sortira cet automne (le trailer est dispo sur le site officiel) et qui a été développé par des pointures qui ont travaillé sur de grosses franchises (Tomb Raider, SOCOM etc) et des natifs d'Alaska - qui ont pour but d'explorer, de célébrer et d'étendre la culture à travers le jeu.
On reviendra sur Never Alone un peu plus longuement tout à l'heure. Pour le moment je voudrais savoir si tu penses qu'un jour un jeu AAA sera développé sur consoles pour délivrer un vrai message politique ou social, ou pour éduquer à proprement parlé, ou quelque chose de ce genre ?
Oui. On peut voir ça dans les films. Des entreprises comme Participant Films ont montré qu'il est possible de faire un long métrage AAA qui aborde des thèmes puissants avec un haut niveau de talent et qui rapporte de l'argent. Ce sont souvent des films qui gagnent des Academy Awards et qui sont des projets passion de gros réalisateurs. Je crois que lorsqu'on aura un exemple de jeu AAA avec à la fois un super gameplay et un thème fort - et qui fera de l'argent - plusieurs autres équipes vont s'y mettre aussi. Beaucoup de super game designers sont politiquement engagés, veulent être mis au défi créativement parlant et prendraient des thèmes difficiles dans un jeu s'ils sentaient qu'ils pourraient faire un grand titre et vraiment inspirer ou changer la façon de penser des gens à travers un jeu.
Qu'est-ce que tu penses de la maturité de l'industrie du jeu vidéo ?
Le jeu vidéo est encore un jeune média. Je pense qu'avec toute une génération de game designer qui ont des enfants - et des petits enfants - et l'art du game design qui continue à évoluer, avec de grandes percées technologiques et de nouvelles plate-formes, on verra de plus en plus de jeux aboutis en tant que forme d'art (ce qui est toujours une bonne chose) mais aussi sur les types de contenus explorés. Comme beaucoup de choses dans le monde d'aujourd'hui le média évolue rapidement, de sa conception jusqu'à sa distribution. Plus on construira d'outils peu chers et efficaces pour la création de jeux, plus on facilitera le chemin des jeunes à travers le monde qui veulent apprendre à faire des jeux, plus on permettra la découverte, la distribution et la monétisation de nouveaux jeux innovants, et de services et produits pour les jeux basés sur l'apprentissage, plus nous verrons le jeu vidéo mûrir au-delà de la puissance des nouvelles technologies et des versions plus avancées des jeux précédents.
Si un jeu vidéo peut aider des gens ou les éduquer, à l'inverse est-ce qu'un jeu vidéo peut psychologiquement blesser quelqu'un ? Détruire sa vie mentalement ?
La consommation des médias numériques est un peu comme la consommation alimentaire - il est important d'avoir une alimentation équilibrée, et le régime optimal de chaque personne est différent. Il est important pour les parents, les soigneurs, les enseignants etc d'être informés sur la consommation des médias numériques de l'enfant pour maximiser leur impact positif (à la fois pour le divertissement et l'apprentissage) et minimiser leur impact négatif. Comme pour la nourriture, beaucoup d'autres choses affectent la santé de l'enfant - les jeux ne sont qu'une composante d'un écosystème complexe qui affecte la santé mentale, physique, et le bien-être. Il est important de ne pas faire de réclamations au sujet de l'effet du média au-delà de ce que les données permettent - si non ça ne créerait pas seulement une culture de la peur erronée, ça réduirait aussi notre capacité collective à créer un programme de recherche précis (dont je parlais tout à l'heure) qui permettrait d'informer efficacement l'industrie, les parents, les décideurs etc.
Au sujet de l'aide apportée aux gens par le jeu vidéo, comme le combat contre les stéréotypes qu'aborde Never Alone par exemple, c'est un engagement différent que celui de l'éducation. Pour avoir un impact réel, je pense qu'il est important de toucher le plus grand nombre. Donc, il est important de sortir le jeu dans le commerce. Est-ce difficile de vendre ce genre de titres à Sony ou Microsoft pour leurs consoles ?
Never Alone (Kisima Innitchuna) est notre premier jeu à sortir sur consoles et PC. Microsoft, Sony et Valve ont tous été très favorables au projet. Si ces éditeurs/constructeurs jugent que le jeu est vraiment bon et peut faire de l'argent, le fait qu'il soit unique et aborde des thèmes importants ou explore de nouvelles idées et mondes qui peuvent élargir le marché du jeu, ça aide à différencier le projet de tous les autres projets qu'ils voient. Mais il doit avant tout être un bon jeu.
Justement, Never Alone est développé pour partager la culture de la communauté des natifs d'Alaska, mais concrètement si le jeu n'est pas bon les gens n'en auront rien à faire du message qu'il peut véhiculer...
C'est sûr, pour que le jeu ait un impact positif il doit être bon. Surtout quand vous le sortez dans un espace de consommation en compétition permanente sur le temps qu'ont à y consacrer les joueurs, toujours exigeants.
Est-ce difficile de trouver le bon équilibre entre le fait que le jeu doit se vendre et le fait qu'il doit être intègre avec le message qu'il cherche à faire passer ? Beaucoup de jeux qui se vendent très bien n'ont aucun message à revendiquer...
Si le jeu est bon et bien positionné sur le marché, le fait qu'il aborde des thèmes intéressants ou difficiles, je pense, peut l'aider à s'élever au milieu des milliers d'autres jeux qui ne se différencient pas clairement.
C'est le moment de nous en dire plus sur Never Alone, son histoire, ses inspirations...
Dans l'ère moderne, il y a une véritable inquiétude sur la rapidité du changement et la complexité du mode de vie, sur l'effet que le digital insuffle au 21ème siècle. Tout ça a entraîné chez les jeunes une distanciation des histoires et de la sagesse de leurs aînés. Ceux qui expriment cette préoccupation soulignent souvent la croissance fulgurante des ordinateurs et des jeux vidéo comme l'un des auteurs de ce phénomène. Malgré leur ubiquité chez les jeunes, les jeux vidéo sont un média largement étranger à la plupart des anciens. Plus de temps les jeunes consacrent à jouer à ces jeux, moins de temps ils passent à s'intéresser à leur propre histoire, leur culture, leurs valeurs. C'est particulièrement vrai depuis la modélisation des minorités, des peuples autochtones et autres communautés sous représentées, dans les jeux commerciaux populaires, souvent caricaturaux, inappropriés ou inexacts.
Une question claire, alors, est si ce puissant nouveau média peut être exploité comme une nouvelle plate-forme pour le passage de génération en génération de la sagesse dans une culture appropriée, mais aussi sous un format fun et intéressant ? Nous croyons vraiment que la réponse est "oui", mais ça requiert des game designers expérimentés et approuvés (à leur actif : Interstate 76, MechWarrior II, MechWarrior IV, Tomb Raider Legend, Tomb Raider Anniversary, la saga SOCOM, Rage, Quake Live, Quake 4 et plein d'autres) travaillant en étroite collaboration avec différents groupes d'anciens, des jeunes, des conteurs, des artistes et des entrepreneurs sociaux qui peuvent collectivement représenter une voix indigène profondément convaincante dans des jeux attractifs et intéressants.
Upper One Games est une initiative lancée par le Cook Inlet Tribal Council (CITC) (ndlr : littéralement Conseil Tribal de Cook Inlet), en partenariat avec E-Line Media, pour relever ce défi de partage, de découverte et d'extension de la culture à travers des jeux digitaux commerciaux à succès. Le CITC est le principal fournisseur de l'éducation primaire, du développement de la main-d'oeuvre et des services sociaux pour les natifs d'Alaska et les Indiens d'Amérique dans la région d'Anchorage et de Cook Inlet, en Alaska. Never Alone (Kisima Innitchuna) est donc le premier jeu qui sera accessible aux consommateurs sous la houlette de ce partenariat entre Upper One Games et E-Line Media. Le jeu se déroule dans l'hostile désert gelé de l'Arctique où le joueur, en prenant les rôles d'une jeune fille Inupiat et d'un renard des neiges, doit survivre pour sauver son peuple. L'histoire est inspirée par les légendes des natifs d'Alaska, le récit et les mécaniques de gameplay explorent comment l'interdépendance, l'adaptation et la résilience sont essentielles pour la survie dans des conditions difficiles. En plus de l'expérience de jeu de base, le jeu servira aussi de passerelle vers d'autres histoires autochtones et un contenu culturel qui prendra soin d'étendre et d’approfondir les thèmes exposés dans le jeu.
NDLR : Et si vous aussi vous pensez que le jeu vidéo peut changer le monde, Alan Gershenfeld tiendra une conférence lors du Games For Change Europe Festival (qui pour beaucoup est l'équivalent du Sundance Festival pour les amateurs de cinéma) au musée du CNAM à Paris le 16 juin prochain (salle de Conférence, 292 rue Saint Martin, accès 3 Café des Techniques). Entrée libre.