TEST
Clair Obscur: Expedition 33, il y a des QTE dans mon JRPG !
Développeur / Editeur : Kepler Interactive Sandfall Interactive
Je me revois, avec un ami, un soir de mai 2019, lancer un petit jeu développé par une petite équipe française qui jusque là n’était pas sur mon radar. S’en était suivi une baffe comme j’en avais rarement connue, un uppercut surprise. Un « petit jeu » certes, mais qui avait trouvé le courage d’aller boxer bien au-delà de sa catégorie, et qui avait réussi à mettre KO une partie de l’industrie. Ce jeu, c’était A Plague Tale: Innocence.

S’il peut paraître un peu cavalier, ce parallèle avec A Plague Tale ne me semble pas anodin. Comme Asobo Studio à l’époque, les développeurs de Sandfall Interactive arrivent un peu de nulle part, surprennent tout leur monde, et repartent avec la couronne. Pourtant, la mission qu’ils s’étaient fixée était un sacerdoce sur lequel plusieurs avant eux s’étaient cassés les dents : faire un vrai JRPG occidental.
Et tout comme A Plague Tale avant lui, Clair Obscur: Expedition 33 a pour lui une direction artistique authentique qui lui permet de se hisser au niveau des ténors de l’industrie, une « gueule » qui nous ferait presque oublier que ce ne sont pas 300 personnes aux commandes, mais dix fois moins, soit tout juste une poignée de talents. Et cette direction visuelle se met au service d’un univers qui, lui aussi, intrigue…
Sur les épaules des géants
Dans une réalité parallèle où la « Belle Époque » semble ne s’être jamais arrêtée, les habitants de Lumière (Paris) vivent sous le joug d’une sorcière maléfique appelée "la Peintresse". Chaque année, selon un gigantesque compteur funeste qui va décroissant, les personnes d’un certain âge se trouvent « gommées » par la Peintresse et disparaissent pour toujours. Chaque année, depuis le début de ce décompte morbide il y a 67 ans, une expédition de volontaires ayant atteint l’âge limite est envoyée sur le continent qui fait face à la ville pour essayer de vaincre la Peintresse et lever la malédiction. Notre fable commence lors du passage de 34 à 33 et, à la manière de « La Horde du Contrevent », on va y suivre Gustave, chef de l'expédition trente-trois, prêt à tout pour faire avancer la cause et faire le petit pas supplémentaire qui permettra, il l’espère, de sauver l’humanité.
On se gardera bien de dévoiler davantage l’histoire de ces protagonistes, car la découverte de son monde, des créatures qui l’habitent, et des différents plot twists de l’intrigue sont une partie intégrante du plaisir de jeu. Globalement, sachez que l’épopée alterne des temps forts et d'autres plus faibles, mais que tout cela s’imbrique relativement bien pour se mettre au service d’un sentiment de voyage amplement maîtrisé, épaulé par une narration dans le haut du panier de la production actuelle. Mention spéciale aux cinématiques dont la mise en scène n’a rien à envier aux cadors du genre.
Le Continent, tel que l'appellent les habitants de Lumière, est un vaste territoire fracturé, qui va mélanger toutes les influences chères aux developpeurs (Belle Époque, impressionisme, Hayao Miyazaki de Studio Ghibli) en un tout plus ou moins cohérent. Si souvent, à leur découverte, les lieux que l'on traverse valent le détour, assez vite, un minuscule sentiment de déjà-vu s'installe. À force de tout suspendre et d'éclater dans les airs, les artistes créent malgré eux de la monotonie, qu'on s'explique et qu'on trouverait presque maline quand on voit la taille des environnements parcourus et celle de l'équipe. Dans tous les cas, l'exploration de ce continent se fait sans déplaisir et chaque nouveau lieu est une prouesse visuelle qu'on apprécie de découvrir.
Dernier point et pas des moindres, l'accompagnement sonore du jeu est une vraie prise de risque pour le coup, mais dont les dividendes se comptent au centuple. C'est simple, plus d'une semaine après les avoir traversées, j'ai encore la musique de certaines zones qui résonnent dans mes oreilles. Plus encore, chaque personnage, chaque événement possède un leitmotiv qui lui est propre et qui parvient à transmettre en quelques notes la personnalité et la tonalité de chacun. Cet enrobage est tellement puissant et unique qu'il porte le jeu.
Si j'ai preferé ne pas jouer avec les voix françaises (le doubleur de Gustave est le même que Henry de Skalice dans Kingdom Come: Deliverance 2 et j'avais l'impression de jouer le Henry sous acide d'une dimension paralèlle), les voix anglaises sont très réussies et se permettent même des petits "Putain !" en français qui peuvent enchanter ou désarçonner en fonction des goûts.
Un vrai faux JRPG
Ces beaux atours et cette narration de qualité nous amènent, pad en main, à la grande réussite du titre : le sentiment d’avoir entre les pattes un vrai JRPG, qui n’hésite pas à reprendre les poncifs du genre pour les remanier à sa sauce.
Bonjour les niveaux linéaires que l’on va parcourir à pied (sans boussole) avec ses grandes allées (pas très heureuses, mais jolies quand même) et ses modestes chemins qui mènent à une petite récompense (pas très heureuse non plus) ! Bonjour cette mappemonde où l’on va pérégriner à dos de créature ! Bonjour les menus d’inventaire difficiles à appréhender et qui débordent de statistiques parfois obtuses. Bonjour les mots tels que « Luminas », « Pictos », » Rupture », » PA » !
Dans un système de combat au tour par tour dans la plus grande tradition du genre, on va, à tour de rôle, alterner entre des phases où l’on met des tatanes et d'autres où on les reçoit. Que cela soit dans son interface, sa mise en scène ou encore son dynamisme, la référence la plus frappante est sans l’ombre d’un doute Persona 5. On y retrouve avec plaisir cette vivacité dans les cadrages, cette énergie à toute épreuve qui fait qu’avec un peu d’habitude, tous les combos et les esquives s’enchaînent en vitesse maximale et de la manière la plus stylisée possible. Durant l’aventure, on va prendre le contrôle de plusieurs personnages qui ont chacun leur personnalité et surtout leur propre manière de se battre.

Ici, chaque héros que l’on incarne a une mécanique qui lui est propre. Gustave, par exemple, peut se charger à chaque assaut afin de lâcher une attaque surpuissante une fois sa jauge pleine. Lune, deuxième compagnon, plutôt axé sorcellerie, gagne des teintes de couleurs qu’on peut réinvestir pour améliorer ses sortilèges. Chaque protagoniste possède son système et les possibilités de synergies entre les personnages eux-mêmes semblent étendues. Et là où la majorité des titres se contente de nous faire sélectionner une attaque pour ensuite la voir s’appliquer, ici, on va rester sur le qui-vive et devoir appuyer au bon moment lors de « QTE » (ça y est, le gros mot est sorti, mais non, ne partez pas tout de suite) pour maximiser les dégâts.
Pour mieux les personnaliser (en dehors d'éléments cosmétiques, parce qu'après tout, pourquoi ne pas se déplacer en marcel-baguette...), on a accès aux "Pictos" et aux "Luminas". Le principe en lui-même est plutôt simple, quoi qu'en montre l'interface vraiment pas claire... On trouve en explorant et en combattant des pictogrammes qui ont des bonus divers de caractéristiques et un effet qui lui va influencer notre style de jeu. Par exemple, "Une attaque au corps est plus puissante après un tir de pistolet", ou encore "Une parade réussie donne un point d'action en plus". Chaque personnage peut en équiper jusqu'à trois en même temps.
Après avoir remporté quatre combats avec un Picto, celui-ci est "débloqué" pour la reserve. Moyennant un coup en points (les fameux points "Luminas"), on peut s'équiper de manière permanente de l'effet du pictogramme et ainsi se constituer une bibliothèque d'effets qui se combinent entre eux pour obtenir un personnage de plus en plus puissant. Enfin, ça, c'est sous reserve d'être agile avec les QTE.
Et tu tapes, tapes, tapes, ce refrain qui te plaît
Sous cette carrosserie de « JRPG » classique se cache sans l’ombre d’un doute la mécanique la plus clivante de Clair Obscur, celle qui divisera pour toujours l’objet entre deux clans : ceux qui aiment, et ceux qui détestent. Parce que sous ses atours d’élève modèle de JRPG, Clair Obscur est en fait… un jeu de rythme. Quelques lignes plus haut, j’explicitais comment mettre des tatanes, mais je n’ai pas vraiment expliqué comment on les recevait. Et c’est dans cet aspect-là que le titre se démarque du reste.
C’est simple, chaque coup porté par un ennemi peut être évité… avec le bon timing. Grâce à des animations souvent lisibles et avec un peu d’expérimentation, on apprend à esquiver à point nommé, ce qui rend les combats dynamiques et jouissifs. Avec un peu plus d’expertise encore, on sait parer au bon moment, ce qui permet de ne pas se prendre de dégâts et en plus d’en infliger aux adversaires. Plus tard, on débloque même des sauts d’esquive sur certaines attaques, voire même des « parades chromatiques » qui sont des actions à haut risque / haute récompense.
Bref, passées les premières heures de jeu tolérantes, peu à peu, ces mécaniques-là deviennent essentielles pour la survie du groupe, tant une pirouette ratée peut inverser le cours d'un affrontement. Comme dans Sekiro: Shadows Die Twice, on se trouve parfois crispé sur la manette, le cœur à deux mille, avec la pression d’appuyer au bon moment. Mais si cette radicalité a du bon, elle possède aussi des effets de bords non négligeables.

Déjà, si les appuis de boutons au bon moment et autres parades ne sont pas une mécanique que vous appréciez, vous risquez de vous retrouver bloqué par l’œuvre à un moment. Ensuite, l’évolution en elle-même des personnages, de leurs statistiques, de leurs arbres de compétences en souffre inévitablement. Dans un jeu ou chaque attaque peut-être esquivable, pourquoi investir dans des points de vie ? Et lorsque certaines attaques peuvent vous tuer en un coup, pourquoi attribuer des points aux statistiques de défense ?
De mon côté, j’ai choisi d’embrasser cette direction et j’aime ce qu’elle apporte en terme de mise en scène et de satisfaction en jeu. Lorsqu’on est dans le flow, les combats sont extrêmement énergiques et l'on se sent investi. Mais ce que le titre nous offre en dynamisme est par la même occasion retiré du socle « classique » des mécaniques du JRPG.
Avec Clair Obscur: Expedition 33, Sandfall Interactive signe un premier jeu radical, novateur dans son approche des combats, raffiné dans sa narration et emballé dans une direction artistique qui s’assume. Une entrée fracassante dans l’industrie qui m’a rappelé, tout comme A Plague Tale avant lui, que le AA restera toujours un terreau fertile à l’éclosion de projets originaux et forts. Bref, de projets qui ont une âme.