TEST
Sherlock Holmes : Crimes & Punishments
par Nicaulas,
email @nicaulasfactor
Cela fait plus de dix ans (dont huit sous la direction de Focus) que Frogwares tente d’adapter, sous diverses formes et avec plus ou moins de réussite, les aventures de Sherlock Holmes. A force de remettre sur le métier son ouvrage, le studio avait fini par convaincre en confrontant Sherlock, dans les deux opus précédents, à Jack l’Eventreur puis à ses propres errements. Cette fois, c’est carrément sous le patronage de Dostoïevski que le détective reprend du service.
Raskelnikov, Marmeladov, et moi et moi et moi…
Fort heureusement, le jeu ne s’aventure pas directement sur le terrain glissant de la religion et du mysticisme. Bien au contraire, il tente plutôt la carte du réalisme, vous obligeant à vous cantonner à des faits précis et à les relier logiquement entre eux. A chaque enquête, il vous faudra collecter des indices et des témoignages, puis les relier deux par deux pour créer un faisceau de suppositions, qui elles-mêmes ne peuvent s’articuler que selon un certain enchaînement logique pour découvrir meurtrier, mobile, arme du crime et aboutir ainsi à une conclusion définitive. Enfin, définitive… C’est le premier point fort du jeu, vous avez le droit à l’échec, et vous avez le droit de ne pas le savoir. Tous les éléments que vous collectez ne sont pas nécessairement connotés « untel est coupable ». Ils peuvent être interprétés différemment et par conséquent être combinés différemment avec les autres indices pour aboutir à des conclusions différentes. À vue de nez, il y a trois solutions alternatives par enquête, souvent aussi pertinentes les unes que les autres. Et si le jeu « connaît » la bonne réponse (dont la logique se cache souvent dans les détails), il ne vous l’assène pas à la fin de l’enquête. Une fois votre conclusion validée, il vous propose de classer l’affaire sans vous dire si vous avez juste ou faux, ou d’appuyer sur espace pour être fixé sur votre conclusion et vous proposer de rejouer la fin de l’enquête le cas échéant. L’intérêt ? C’est à vous de décider si vous avez suffisamment confiance en votre capacité d’analyse pour continuer à jouer et repousser le doute de vous être trompé. (Mon conseil : ne dévoilez pas les réponses.)
Une tergiversation qui est un premier rapprochement avec Dostoïevski, mais qui se double en plus d’une réelle dimension morale. Car non seulement vous ne saurez pas si vous accusez le vrai coupable, mais en plus on vous propose soit de laisser le glaive de la Justice s’abattre aveuglément sur l’accusé (le livrer à Scotland Yard), soit de vous substituer aux juges (et à Dieu, éventuellement, on parle de Sherlock Holmes tout de même) et de l’absoudre. Ce qui dans l’absolu n’aurait que peu d’intérêt s’il s’agissait d’une enquête au long cours à la poursuite d’un grand méchant type Jack l’Eventreur ou Moriarty. Mais ici les enquêtes sont en réalité autant de courts récits indépendants les uns des autres (d’où le pluriel accordé au titre), nous plongeant dans des microcosmes respectant une unité de temps, de lieu et d’action. Un format "recueil de nouvelles" qui permet de s’attarder sur des personnages intéressants parce qu’il pourrait s’agir de vous ou de moi, de les jauger, et de se forger une opinion personnelle sur leurs actes. D’où l’intérêt de pouvoir ensuite les juger nous-mêmes : sera-t-on plus indulgent envers une jolie femme ? Le sera-t-on d’autant moins si on découvre qu’elle use de ses charmes pour abuser autrui ? Et ce gamin dont la vie bascule parce qu’il s’est battu pour survivre ? (Ce sont des exemples fictifs qui n’ont rien à voir avec les enquêtes du jeu.)
Au fil des enquêtes, de vos doutes sur vos conclusions et de vos choix moraux, vous vous construisez petit à petit une éthique, une ligne de conduite, vous recherchez un équilibre. Il est parfois difficile de ne pas vouloir se montrer indulgent en pensant à un excès de zèle sur l’enquête précédente. D’ailleurs, quand vous séjournez à Baker Street pendant une enquête, vous pouvez trouver sur votre cheminée du courrier écrit par les protagonistes des enquêtes précédentes. Un moyen simple et efficace de vous remettre face à vos propres contradictions. Et s’il n’y a pas de trame principale à proprement parler, Mycroft (bien plus proche de sa version papier que l’interprétation de Mark Gatiss) s’agite en toile de fond pour faire remonter sous votre nez, à la toute fin du jeu, votre propre dilemme criminel. Difficile d’en dire plus sans spoiler, contentons-nous de préciser que si la scène bénéficie du même travail d’écriture que l’ensemble du jeu, on a un peu l’impression d’une péripétie sortie in extremis de la manche du scénariste pour créer un enjeu global là où les enquêtes précédentes étaient des cas individuels et ponctuels.
Une tergiversation qui est un premier rapprochement avec Dostoïevski, mais qui se double en plus d’une réelle dimension morale. Car non seulement vous ne saurez pas si vous accusez le vrai coupable, mais en plus on vous propose soit de laisser le glaive de la Justice s’abattre aveuglément sur l’accusé (le livrer à Scotland Yard), soit de vous substituer aux juges (et à Dieu, éventuellement, on parle de Sherlock Holmes tout de même) et de l’absoudre. Ce qui dans l’absolu n’aurait que peu d’intérêt s’il s’agissait d’une enquête au long cours à la poursuite d’un grand méchant type Jack l’Eventreur ou Moriarty. Mais ici les enquêtes sont en réalité autant de courts récits indépendants les uns des autres (d’où le pluriel accordé au titre), nous plongeant dans des microcosmes respectant une unité de temps, de lieu et d’action. Un format "recueil de nouvelles" qui permet de s’attarder sur des personnages intéressants parce qu’il pourrait s’agir de vous ou de moi, de les jauger, et de se forger une opinion personnelle sur leurs actes. D’où l’intérêt de pouvoir ensuite les juger nous-mêmes : sera-t-on plus indulgent envers une jolie femme ? Le sera-t-on d’autant moins si on découvre qu’elle use de ses charmes pour abuser autrui ? Et ce gamin dont la vie bascule parce qu’il s’est battu pour survivre ? (Ce sont des exemples fictifs qui n’ont rien à voir avec les enquêtes du jeu.)
Au fil des enquêtes, de vos doutes sur vos conclusions et de vos choix moraux, vous vous construisez petit à petit une éthique, une ligne de conduite, vous recherchez un équilibre. Il est parfois difficile de ne pas vouloir se montrer indulgent en pensant à un excès de zèle sur l’enquête précédente. D’ailleurs, quand vous séjournez à Baker Street pendant une enquête, vous pouvez trouver sur votre cheminée du courrier écrit par les protagonistes des enquêtes précédentes. Un moyen simple et efficace de vous remettre face à vos propres contradictions. Et s’il n’y a pas de trame principale à proprement parler, Mycroft (bien plus proche de sa version papier que l’interprétation de Mark Gatiss) s’agite en toile de fond pour faire remonter sous votre nez, à la toute fin du jeu, votre propre dilemme criminel. Difficile d’en dire plus sans spoiler, contentons-nous de préciser que si la scène bénéficie du même travail d’écriture que l’ensemble du jeu, on a un peu l’impression d’une péripétie sortie in extremis de la manche du scénariste pour créer un enjeu global là où les enquêtes précédentes étaient des cas individuels et ponctuels.
The Walking London Noire
Si la forme des jeux Sherlock Holmes a beaucoup évolué depuis douze ans, Frogwares a fini par se fixer sur la formule du point’n click d’enquête. On navigue d’un lieu à un autre via une carte de Londres, on interagit avec les éléments du décor, on ramasse des objets, on les combine, on résout des mini-jeux pour faire avancer l’intrigue… Crimes & Punishments poursuit dans cette voie et contient tous ces éléments, mais en modifie l’équilibre pour mieux correspondre à son ambition littéraire. Il y a même une vraie épuration du gameplay « classique » au profit des séquences de dialogues et de choix, les moments de tension étant soutenus par une poignée de QTE, ce qui n’est pas sans rappeler ce qu’a tenté de faire la saison deux de The Walking Dead. Ainsi, il est désormais possible de passer purement et simplement les mini-jeux, non pas parce qu’ils sont inintéressants dans l’absolu, mais sans doute plus parce qu’ils détonnent au milieu de l’ambiance réaliste du titre.
Pour soutenir sa démarche, Frogwares s’est appuyé sur d’autres évolutions. La plus évidente concerne l’aspect technique, revu à la hausse, puisqu’on est intégralement sur de l’Unreal Engine 3. Malgré une optimisation pas toujours folichonne, cela permet d’affiner les décors, les effets, et surtout les visages qui sont criants de vérité. Le principal intérêt, c’est d’avoir (enfin) un vrai jeu d’acteur parmi les personnages. Si les doublages français ou anglais n’étaient pas mauvais dans les jeux précédents (ici ils ne sont qu’en anglais et j’ai du mal à voir en quoi c’est un défaut), ils n’étaient pas suffisants pour soutenir l’action et le propos. Maintenant qu’il est possible de faire des gros plans sur des détails, les développeurs usent d'une mise en scène plus dynamique et plus cinématographique que lors des épisodes précédents, où les mouvements de caméra lors des cutscenes étaient quasiment absents.
Cela permet également des phases d’observation des suspects pour obtenir des indices qui apparaissent en incrustation (un peu comme dans la série de la BBC). Plus globalement, on sent que le jeu puise son inspiration dans la référence du genre de ces dernières années : L.A. Noire. Que ce soit dans l’équilibre entre phases de collecte d’indices et interrogatoires (où l’on peut tenter de mettre l’accusé face à ses propres contradictions, pour peu qu’on puisse le prouver), dans la nécessité de trouver le cheminement logique qui relie tous ces éléments, dans sa volonté de repousser la « grande » Histoire en toile de fond derrière des cas individuels plus attachants, ou donc dans sa mise en scène travaillée reposant en partie sur de visages les plus réalistes possibles, Crimes & Punishments évoque souvent le jeu de la Team Bondi, sans le côté open world ni la même profusion de contenus annexes.
Trapped in a box
Tout ça, c’est bien. Très bien même, puisqu’il s’agit d’un vrai bond en avant qualitatif pour la série. Mais même avec les meilleures intentions du monde, quand on a un budget limité, il faut savoir mettre de côté ses ambitions un peu trop hautes et se "contenter" de bien faire ce qui est à sa portée. C’est un peu ce qui arrive à ce Sherlock Holmes : il pose des bases, annonce des idées fortes, et les sous-exploite non pas par mauvaise volonté, mais plus visiblement par manque de temps, de budget et de savoir-faire. Bien que plus détaillés, les décors sont engoncés dans de frustrants murs invisibles et sont peu interactifs, ce qui est doublement frustrant. Vous êtes souvent brimé dans votre désir d’y évoluer librement et cela vous facilite la tâche puisque que tout ce qui est interactif est utile pour l’enquête, sans fausse piste. Et si les longs temps de chargement entre les décors sont habilement remplis par la possibilité de continuer à consulter votre calepin et à utiliser le système de déduction (comment se fait-il qu’une si bonne idée ne soit pas déjà la norme ?), on en vient tout de même à se dire qu’un Londres fin XIXème en open world où on pourrait se balader en cab pour découvrir la ville entre deux enquêtes, ça puerait la classe. Dans la même veine, si les expressions des visages permettent de soutenir la narration, leur utilisation dans le gameplay est très marginale, puisque les QTE de contradictions se déclenchent automatiquement sans aucun lien avec votre intuition de « il a les sourcils trop froncés pour être honnête ». Il s’agit surtout de collectionner des portraits des différents protagonistes pour les conserver dans son calepin. Et on citera également quelques éléments qui sonnent faux ou tombent un peu à plat (l’enquête du train dans sa globalité, quelques dialogues, les interventions de Mycroft).
Mais pour être honnête, c’est un peu nul de reprocher ça au jeu. D’une part parce que Frogwares rend déjà une copie très propre et qu’il serait mesquin de lui reprocher de ne pas se mettre au niveau d’un L.A. Noire dont le budget était sans commune mesure. Ensuite parce que le cœur du jeu ne se trouve pas là. Très respectueux de l’esprit des livres mais s’inspirant également du traitement récent du personnage, le jeu use non seulement en permanence de références pertinentes à l’œuvre de Conan Doyle, mais il est également truffé d’easter eggs prouvant que les développeurs ont compris qui est leur public. Faire du Sherlock Holmes originel un héros geek en utilisant subtilement la pop culture, mais sans trahir l’esprit d’origine est un tour de force qui place Crimes & Punishments au niveau du Sherlock de Gatiss et Moffat, voire au-delà. De plus, son générique de fin, aussi prenant qu’excellent, ainsi que la scène post-générique virtuellement interminable et pourtant toujours interactive via le calepin (une sorte d’au-delà du jeu dans lequel vous pouvez être éternellement piégé si vous souhaitez méditer vos choix, éventuellement les expier) viennent nous rappeler l’ambition initiale de Crimes & Punishments. Qui est surtout de nous confronter aux tourments de l’être humain lorsqu’il est mis face à de douloureuses questions morales et éthiques. En ce sens, le jeu est parfaitement réussi.
Mais pour être honnête, c’est un peu nul de reprocher ça au jeu. D’une part parce que Frogwares rend déjà une copie très propre et qu’il serait mesquin de lui reprocher de ne pas se mettre au niveau d’un L.A. Noire dont le budget était sans commune mesure. Ensuite parce que le cœur du jeu ne se trouve pas là. Très respectueux de l’esprit des livres mais s’inspirant également du traitement récent du personnage, le jeu use non seulement en permanence de références pertinentes à l’œuvre de Conan Doyle, mais il est également truffé d’easter eggs prouvant que les développeurs ont compris qui est leur public. Faire du Sherlock Holmes originel un héros geek en utilisant subtilement la pop culture, mais sans trahir l’esprit d’origine est un tour de force qui place Crimes & Punishments au niveau du Sherlock de Gatiss et Moffat, voire au-delà. De plus, son générique de fin, aussi prenant qu’excellent, ainsi que la scène post-générique virtuellement interminable et pourtant toujours interactive via le calepin (une sorte d’au-delà du jeu dans lequel vous pouvez être éternellement piégé si vous souhaitez méditer vos choix, éventuellement les expier) viennent nous rappeler l’ambition initiale de Crimes & Punishments. Qui est surtout de nous confronter aux tourments de l’être humain lorsqu’il est mis face à de douloureuses questions morales et éthiques. En ce sens, le jeu est parfaitement réussi.
Focus et Frogwares peuvent être fiers : le travail a fini par payer. A défaut d’être un grand jeu, Crimes & Punishments est une excellente adaptation de Sherlock Holmes, servie par un bon niveau d’écriture, de bonnes trouvailles de gameplay au premier rang desquelles son système de déduction, ainsi qu'un vrai bond en avant technique dans la réalisation. Et si ça se trouve on aura le jeu suivant avant la prochaine saison de Sherlock.