Fable
De l’art de fermer sa gueule
Parler de Fable sans évoquer les frasques de Peter Molyneux, c’est un peu comme péter dans un ascenseur : il y’a toujours quelqu’un pour vous le faire remarquer. Ce type, quelque part, c’est un peu mon idole. Il passe sa vie à nous bourrer le mou sur des concepts fumeux qui foirent la majeure partie du temps, et il m’est paradoxalement impossible de le trouver antipathique. Peter, c’est un peu le genre de type à qui j’aurais envie de payer une bière, juste pour avoir le plaisir qu’il me raconte encore une fois combien son prochain jeu va être révolutionnaire, tout en sachant bien qu’il dit n’importe quoi, et même que j’en redemanderai. Qu’il vante les mérites d’un aspirateur ou d’une brosse à chiotte, ce mec arrivera toujours à captiver les foules, pour la simple et bonne raison que ce qu’il nous vend, c’est du rêve à l’état brut. Les choses deviennent malheureusement un peu plus compliquées lorsqu’il s’agît de redescendre sur terre, de chasser les fantasmes et de juger le produit fini. Fable, sûrement le seul jeu au monde qui aurait gagné à n’être jamais sorti.
Le vent du hype a bien soufflé, mais ce qu’il laisse derrière lui n’est pas exactement ce que nous attendions. Soit. Je ne reviendrai plus sur les élucubrations des frères Carter, ni sur les envolées lyriques de mon copain Peter. Faire des promesses insensées est une chose, les gober la bouche ouverte en est une autre. Faisons donc la part des choses et distinguons le Fable de nos rêves du jeu actuellement en vente un peu partout, puisque c’est ce dernier qui nous intéresse. D’un côté, nous avons la promesse d’un Action-RPG annoncé comme révolutionnaire, dont le concept est principalement axé autours d’une idée simple : ce que je joue deviens ce que je suis. Diriger un personnage entièrement modulable dans un monde vivant et réactif, libre de toute contrainte morale ou physique, de la naissance au trépas. Le fantasme de toute une vie de joueur en somme, un jeu où l’on aurait plus l’impression de se balader dans des décors figés mais de réellement interagir avec les autres, au sein d’un univers entièrement simulé, aux commandes d’un véritable avatar de notre personnalité. La belle affaire.
Poésie frelatée
Jouer à Fable en gardant toutes ces promesses en tête, c’est un peu comme perpétuellement tomber d’une montagne. J’évoquais plus haut la notion de liberté, et force est d’avouer qu’il n’en reste plus grand-chose... Mais n’allons pas trop vite en besogne. Les prémices du jeu vous placent dans la peau d’un gamin d’une dizaine d’années plutôt malchanceux. Alors qu’il s’apprête à fêter l’anniversaire de sa grande sœur, notre brave bambin est le témoin impuissant du massacre de sa famille. Comme départ dans la vie, on a déjà fait mieux. Mais le môme est bien déterminé à prendre se revanche sur la société, et il suit un apprentissage intensif durant de longues années dans l’unique but de devenir un héros surpuissant (et accessoirement de foutre leur race aux vilains bandits du début). L’enfance du héros n’étant en fait qu’un vaste tutorial, c’est tout juste adulte que l’on prend enfin sa vie en main.
Le monde de Fable est construit de manière binaire. Quels que soient les choix ou les possibilités offerts par le jeu, on trouve toujours leurs contraires. Ainsi, le monde se divise en deux types de zones. D’un côté les villages, places fortes du commerce et de la vie sociale, et de l’autre tout le reste du pays, qui grouille de monstres mourant d’envie de se faire décapiter. L’évolution du scénario, elle, fonctionne selon un système de quêtes, ces dernières se découpant, elles aussi, en deux catégories. D’un part les quêtes nécessaires au déroulement de l’histoire et d’autre part les quêtes annexes. On est donc « libres » de choisir ses quêtes comme bon nous semble, la moitié de celles-ci étant facultatives. Ce n’est pas exactement l’idée que l’on peut se faire de la liberté, m’enfin passons.
Paradoxalement, l’aspect le plus évident de tout RPG qui se respecte, à savoir le scénario, est complètement foiré dans Fable. Pour un jeu nommé de la sorte, ça la fout mal. L’histoire, d’une banalité sans nom, est d’autant plus inintéressante que sa mise en scène est carrément médiocre. On a beau dire que l’essentiel n’est pas là, des cut-scenes un peu plus soignées auraient été franchement bienvenues. Mais le plus embêtant, c’est que les quêtes souffrent exactement du même mal. N’étant généralement que de minces prétextes à casser du monstre, elles se ressemblent toutes et n’offrent pour ainsi dire aucun autre intérêt que celui de découvrir de nouvelles zones. Pas vraiment de quoi captiver un rôleux…
Mon royaume pour une bière
En revanche, là où Fable risque fort de mettre tout le monde d’accord, c’est en ce qui concerne ses graphismes. C’est bien simple, la première chose qui saute yeux lorsqu’on découvre le royaume d’Albion pour la première fois, c’est sa beauté fulgurante. Qu’on se le dise, les premiers instants passés sur Fable se font la bave aux lèvres. Jamais depuis Shenmue l’univers d’un jeu n’avait semblé si cohérent, vivant et riche. Les décors sont colorés, fouillés à l’extrême, palpitants d’activité et, qu’il s’agisse des déambulations des villageois, de la brise légère qui caresse les champs de blé ou des petits papillons qui tourbillonnent dans les sous-bois, il n’y a pas un instant où l’on ne ressente pas la vie de ce petit monde, qui pour le coup paraîtrait presque réel l’espace d’une seconde. On se plait même parfois à marcher sans but, presque sans y penser, simplement pour admirer les sublimes paysages éthérés qui s’offrent à nous. On se promène sur une plage, alors que le soleil se lève et que les marchands déchargent leur cargaison sur le port, sans savoir vraiment pourquoi on se trouve là, mais sans vraiment vouloir s’en aller. De même, on a vraiment le sentiment que le monde qui nous entoure a une incidence sur notre personnage, comme le fait d’être couvert de cicatrices à force de se battre torse nu, ou d’entendre les hèlements et applaudissements de la foule lorsqu’on arrive dans un village… C’est là qu’est, à mon sens, la plus belle réussite des concepteurs de Fable. Il n’y a pas une seconde où l’on ne soit pas submergé par la poésie de cet univers à la vie presque palpable.
Un des aspects les plus intéressants du jeu réside dans cette possibilité de s’écarter de la trame principale pour vivre sa vie, et les développeurs l’ont bien compris. Qu’il s’agisse de la customisation physique de son personnages, choix de coiffure, barbe, tatouages ou fringues, de la possibilité de se marier, d’acheter une maison ou un magasin, de se faire de l’argent en revendant des articles d’une ville à l’autre ou d’effectuer de petites missions pour les villageois, il y’a toujours quelque chose à faire. Alors certes, cela tient plus de l’expérimentation de gameplay qu’autre chose, et ces à-côtés ne sont d’ailleurs, pour la plupart, pratiquement jamais suggérés par les quêtes principales, ce qui oblige le joueur à aller les chercher lui-même, mais ces possibilités ont au moins le mérite d’exister et permettent d’aérer un jeu au demeurant très linéaire. Et puis, franchement, combien de jeux proposent d’aller se saouler la gueule au pub après une bonne quête ?
L’autoroute de l’enfer
Malheureusement, l’impression de liberté ne fait pas long feu. Complètement saucissonné de chargements intempestifs, encadré dans d’étroits couloirs proprement insupportables, le monde de Fable est aussi beau qu’il est frustrant. Quoi de pire que de se retrouver bloqué par un mur invisible parce qu’on a eu l’audace de vouloir s’écarter du droit chemin ? Terriblement agaçant, d’autant que le jeu nous nargue constamment en affichant en toile des fonds de magnifiques décors que l’on ne verra jamais. Et que dire de ces villes uniquement accessibles via de paresseux portails de téléportation ? Etait-ce si compliqué de scripter une petite cinématique de voyage en bateau, ou que sais-je encore ? Alors s’il est évident que Fable pousse la Xbox dans ses derniers retranchements en termes de graphismes et qu’un monde aussi détaillé n’aurait jamais pu être géré sans chargements, il aurait été je pense bien plus judicieux d’œuvrer en faveur d’une liberté plus permissive plutôt que de surcharger l’écran de détails graphiques finalement secondaires. On est vraiment loin des champs de coquelicots à perte de vue…
Concernant la liberté morale, même constat. Le joueur est guidé du début à la fin, et les conséquences de nos actes n’ont que très peu de répercutions sur l’Albion tant il est facile d’inverser la vapeur à n’importe quel moment. Vous avez massacré un village et les gens ont peur de vous, pas de problème, allez donc faire un don généreux à la chapelle du bien et tout sera oublié. Idem en ce qui concerne la mémoire des gardes. Tabassez l’un d’entre eux, sauvez vous du village quelques minutes et revenez, personne ne se souviendra de rien. Pour le coup, on est à la limite de la publicité mensongère…
Du sang sur les mains
Mais ne partez pas tout de suite, Fable a encore quelques tours dans sa besace. J’évoquais en début de test la monotonie de l’histoire, et s’il est vrai que les quêtes sont dans l’ensemble répétitives au possible, elles n’en sont pas pour autant désagréables, et pour cause : le système de combat est tout simplement excellent. A cheval entre la fureur jouissive d’un Diablo et l’ergonomie d’un Zelda, les combats de Fable ont un feeling pas possible. Par exemple, alterner entre coups d’épée et pouvoirs magiques est d’une simplicité désarmante : maintenir la gâchette de droite enfoncée permet de passer des attaques de mêlée à la paterne de sorts, et une pression sur le bouton noir permet de switcher entre l’arc et l’épée. Pratique et efficace, bref, la classe. Le système de lock est également irréprochable, basculant automatiquement sur les ennemis qui vous font face. En ressort une grande lisibilité des combats, même lors de vagues d’ennemis en surnombre, et surtout un sentiment de puissance simplement jubilatoire. Clairement l’autre gros point fort du jeu.
Comme dans tout RPG qui se respecte, les combats sont synonymes de levelling. Chaque monstre tué vous fait gagner de l’XP, que vous pourrez ensuite dépenser à loisir pour faire évoluer votre héros adoré selon vos envies. Réparties sur trois catégories (Force, Magie, Agilité), les compétences influent directement sur votre style de combat, comme par exemple le fait de privilégier la force brute à l’agilité, ou la magie à la vigueur. Ces choix ont également des conséquences sur le physique du héros, développer ses compétences en magie accélérant par exemple le vieillissement du personnages, blanchissant au passage barbes et poils en tous genres. Toutefois, le système est assez ouvert pour permettre d’avoir un personnage polyvalent, et développer la force physique d’un personnage peut très bien s’accompagner de compétences élevées en magie. Comme on dit chez nous, c’est toi qu’tu choise.
Rendez-vous manqué (de peu)
Je pourrai continuer à parler du jeu encore longtemps tellement il y’a de choses à dire, mais il est temps de conclure. Des qualités, Fable en possède. Une ribambelle de défauts aussi, certes, mais également de très belles qualités, et surtout un réel désir d’apporter de nouvelles idées au monde plutôt hermétique du RPG, ce qui n’est pas si courant. Alors certes, on a un peu l’impression de voir débarquer un jeu tronqué, une entrée en lieu et place d’un plat de résistance, mais malgré ses imperfections, Fable possède une petite flamme dans l’œil, une étincelle, appelez ça du charme, de la personnalité, peu importe, mais un petit quelque chose que les autres n’ont pas. La patte visuelle du jeu n’y est certainement pas étrangère, de même que ses envoûtantes musiques, et l’on retrouve ce côté un peu expérimental des jeux Molyneux, des productions souvent bancales mais jamais inintéressantes parce que toujours constructives. Fable est un jeu qui tente des choses, échoue parfois, mais arrive aussi à offrir de merveilleuses sensations, entremêlant différents styles pour créer quelque chose de novateur. A la fois Hack’n Slash, God Game, RPG et Sim-Like, le jeu de Big Blue Box est vraiment à part dans le paysage vidéo-ludique, et il est impossible de le comparer à la concurrence sans citer au moins trois jeux différents. C’est à la fois sa force et sa faiblesse, certains pans du gameplay étant clairement inférieurs à d’autres. Fable possède toutefois quelques moments de pur bonheur, et il est suffisamment bien conçu pour qu’on s’y amuse le temps de finir la courte quête principale. C’est juste dommage qu’il ne soit que le brouillon du jeu que l’on attendait. Rendez-vous sur Xbox 2 ?